Aucun protocole n’existe pour la fin d’une amitié et particulièrement à l’âge adulte. Les rituels et la douleur des séparations amoureuses occupent le premier plan, reléguant les ruptures amicales dans l’oubli. Pourtant, ces dernières marquent profondément ceux qui les vivent. À travers plusieurs témoignages, trois formes de rupture amicale sont explorées : la rupture silencieuse, la rupture nécessaire et la rupture conflictuelle. Marginalisées, ces séparations ont pour point commun d’être improvisées en l’absence d’une reconnaissance sociale et des souffrances qu’elles peuvent engendrer.
Le 18 septembre 2025, par Josépha Le Sourd Le Clainche
Isabelle, 62 ans, cite Herbert Pagani pour définir l’amitié : « c’est plus fort que les liens de famille et c’est moins compliqué que l’amour ». Et pourtant, les liens amicaux peuvent être tout aussi puissants. Si la frontière entre amour et amitié est régulièrement appliquée, l’amitié est aussi une forme d’amour. Elle peut susciter autant de joie, de tristesse, de colère ou de jalousie, tout en construisant parfois un projet de vie habituellement rattaché au schéma normé du couple.
Didier, 65 ans, voit l’amitié comme une histoire de rencontres qui se répètent, un lien choisit qui n’est plus le fruit du hasard. Pour lui, « c’est partager un bout de vie dans un amour platonique », même si la notion de « sexfriend » vient perturber cette définition, surtout chez les moins de 30 ans. Une recherche récente publiée par l’INED nomme cette forme relationnelle « une relation suivie », où la sexualité peut s’inscrire en dehors du couple et intégrer les modalités d’une amitié.
Quant à Alice, 25 ans, la confiance est le pilier de l’amitié. « Contrairement à la famille ou au couple, ce n’est ni le lien du sang ni l’attirance qui fait que ça fonctionne au premier abord, c’est une énergie, un « match », un ressenti inexplicable qui fait qu’on a envie d’apprendre à connaître une personne et de se confier à elle. C’est un(e) inconnu(e) à qui on ouvre la porte de sa vie et de ses secrets, et qu’on choisit délibérément d’avoir à nos côtés. »
Tous accordent aujourd’hui une place essentielle à l’amitié dans leur vie quotidienne. Les logiques qui régissent les relations amicales s’apparentent souvent à celles des relations amoureuses, même si leurs limites sont discutées et que des formes différentes sont mises en avant. Depuis plusieurs années, les façons de créer du lien sortent des cadres traditionnels et des modèles préétablis.
L’amitié ne se fonde pas uniquement sur un sentiment affectif, elle se compose aussi de biais cognitifs, d’effets de contexte et de mécanismes complexes qui influencent directement la structure et la dynamique de la relation amicale. Les formes d’amitié sont nombreuses, mouvantes et traversées par des enjeux psychologiques et sociaux divers.
La rupture silencieuse : une amitié qui s’éteint sans bruit
Des messages laissés sans réponse, des conversations froides, fades et formelles, certaines amitiés s’étiolent ou s’arrêtent sans bruit.
Le « ghosting amical », cette forme de rupture silencieuse particulièrement douloureuse, a été vécu par Isabelle et Didier. Alors que l’un cherche à maintenir le lien, l’autre ne donne plus signe de vie. La communication s’arrête brutalement, sans avertissement ni explication. Tous les deux ont rencontré un ami cher durant leurs formations professionnelles. Cet ami a connu un changement de vie impliquant un changement d’adresse et une nouvelle relation amoureuse. Depuis, malgré des tentatives répétées pour prendre de nouveau contact, par écrit et par téléphone, le lien s’est rompu. L’incompréhension et la tristesse caractérisent la manière dont ils ont vécu cet arrêt brutal sans préavis. Cela fait maintenant plusieurs années, Isabelle ressent toujours à la fois tristesse et colère, tandis que Didier a choisi « d’accepter la rupture, de garder les bons moments et de continuer à profiter de la vie ». L’absence d’une réponse claire de la part de leurs amis sur leur volonté de mettre fin à la relation reste le plus difficile à appréhender pour Isabelle et Didier.
Lucie, 34 ans, a expérimenté une autre forme de rupture amicale silencieuse : l’éloignement progressif. Dans le temps, les nouvelles se font plus rares tout comme les sujets de conversation. La proximité s’éteint, la complicité autrefois partagée également. Cette distance se réalise doucement et change l’intensité du lien ainsi que la nature même de la relation amicale. « Parfois, deux personnes n’ont plus grand-chose à se dire. Nous nous accrochons à des souvenirs et à de fortes émotions que nous partagions avant. J’ai récemment vu une amie avec laquelle j’ai été très proche. Cette complicité que je tentais d’entretenir s’appuyait sur une forme de nostalgie et de souvenirs figés. Après qu’elle soit partie, j’ai réalisé que je ne reprendrais pas forcément contact avec elle. Pour moi, ça n’a pas été douloureux, c’est comme ça, c’est un fait. Je pense qu’elle ne reviendra pas non plus vers moi. Je garde en mémoire les bons moments. Peut-être, nous nous croiserons de nouveau et j’en serais contente mais elle ne fait plus partie de mon cercle proche ».
La rupture silencieuse, une blessure sourde lorsque celle-ci n’est pas réciproque ou un accord mutuel et implicite, se caractérise par l’absence de mots. Cependant, elle reflète la manière dont les liens évoluent en fonction des trajectoires de vie de chacun et chacune. Peu importe l’âge ou la temporalité, elle laisse parfois une empreinte douloureuse mais permet à celles et ceux qui la vivent d’en tirer une expérience singulière de soi et de l’autre.
La rupture nécessaire : rompre pour se préserver
Les liens entre deux personnes peuvent s’avérer déséquilibrés voire une source importante de souffrances. La notion de « toxicité » est apparue dans le langage commun pour qualifier une personne, une relation ou un environnement, or, ce terme semble insuffisant pour rendre compte de la complexité des liens. Si sa popularité a permis une prise de conscience sur une situation de mal-être et l’impact sur la santé mentale, elle masque les mécanismes sous-jacents qui se jouent dans les relations humaines.
Lucie a dû mettre fin à une relation amicale par nécessité. Avec du recul sur ce vécu, ce choix d’y mettre fin était, pour elle, primordial pour se protéger : « cette personne et moi vivions une situation commune. Nous passions par les mêmes chemins, c’est de cette manière que nous nous sommes rapprochées. Je la voyais régulièrement après mon travail. Je restais plusieurs heures avec elle. En réalité, je passais des heures à l’écouter. Des signaux ont commencé à m’alerter, elle racontait des situations qui me semblaient fausses. Lorsque je parlais, elle surenchérissait. J’avais le sentiment qu’elle réduisait ce que je vivais à un détail anodin sans importance. J’ai continué à la voir. Petit à petit, j’entendais ses récits où à chaque fois qu’elle évoquait une personne, elle décrivait comment elle l’avait « vaincue ». Tout était à charge des personnes, tout le temps. Dans ses propos, elle était forte, moi, non. Je ne sais pas comment l’expliquer mais un soir, nous sommes sorties à une soirée, elle est allée avec d’autres personnes et à un moment, elle s’est retournée vers moi. Elle avait un regard, je ne sais pas comment le qualifier mais mon cerveau m’a envoyé une alerte, quelque chose me disait que j’étais en danger. Nous étions toutes les deux vulnérables mais sa vulnérabilité pouvait me détruire et la mienne à ce moment-là, ne m’aurait pas permis de me défendre. Je ne l’ai pas revue depuis mais j’ai tenté d’expliquer par message mon ressenti, elle me répondait de manière à ce que je culpabilise, j’ai rompu toute communication. J’en ai échangé avec d’autres amis qui m’ont rassuré sur cette histoire. Peut-être que c’était pour aller dans mon sens mais ce soir-là, j’ai décidé d’écouter mon ressenti et je pense que j’ai bien fait ».
En sciences humaines, la maltraitance dans les amitiés adultes est peu abordée. La majeure partie des recherches se concentrent principalement sur les jeunes, les étudiants et les personnes âgées. Là encore, il est souvent nécessaire de transposer des notions issues des champs sociologique, psychologique et anthropologique pour saisir en quoi les liens amicaux entre adultes peuvent également incarner des formes de maltraitance. L’amitié adulte n’est pas exempte de violences physiques, verbales et psychologiques. Une relation amicale peut donner lieu à des humiliations, des insultes ou encore à des phénomènes d’emprise.
La rupture conflictuelle : le clash comme point de bascule
Avec émotion, Alice partage son vécu sur une amitié ancienne, un lien fort qui s’est brutalement interrompu à la suite d’un conflit. Cette amie occupait une place fraternelle pour Alice. La relation amicale a débuté en maternelle et s’est intensifiée au collège. Leurs familles et leurs proches, témoins de cette forte amitié organisaient des repas, des moments conviviaux ainsi que des vacances en commun. « Elle est née un jour avant moi, nous avons partagé nos premières soirées, nos premières histoires d’amour, le bac, nous avons eu des fous rires, des pleurs, quelques disputes, des réconciliations, de grandes conversations complices par messages, des secrets confiés… », retrace-t-elle. Puis, Alice rencontre son compagnon et emménage avec lui. Se laissant un temps pour appréhender et vivre ce moment, elle n’informe pas de suite son amie qui l’apprend d’une autre manière. « Cela a déclenché une forte réaction de sa part. De mon côté j’estimais que je n’avais pas l’obligation de tout lui dire, chacune avait le droit d’avoir son jardin secret mais ce n’était pas sa manière de penser. » Alice a tenté d’initier le dialogue et a présenté des excuses qui sont restées un temps sans réponse avant que son amie la contacte plusieurs mois après. Alors que pour Alice, les blessures suite à l’absence de communication étaient toujours prégnantes, son amie lui a confié être passée au-delà de ce conflit. « J’ai donc vu rouge et c’est l’une des rares fois où je me suis mise autant en colère, la conversation a tourné au vinaigre, ponctuée de hurlements et de noms d’oiseaux. Après avoir vidé mon sac, je lui ai envoyé un dernier message pour apporter une conclusion à la déception que j’avais eu quant à son comportement, et je l’ai définitivement bloquée de partout. »
A l’image de la relation entre Alice et son amie, ce type de relation implique une complicité forte où le partage des valeurs, des émotions et du quotidien sont intimement liés. La rupture est alors complexe puisque c’est un univers commun qui se brise, convoquant un socle commun sur lequel ces deux amies fusionnelles se sont construites depuis tant d’années. Avec du recul, Alice précise néanmoins avoir repéré des moments où cette amitié commençait à emprunter une autre direction. « Nous avons commencé à évoluer différemment et j’ai choisi d’ignorer quelques red flags qui étaient quand même assez annonciateurs d’une différence de valeur et d’attachement dans cette relation ». Malgré la tristesse et la peine engendrées par la fin de cette relation, Alice ne considère pas pour autant que cette rupture est irréversible. « Un an après cette rupture, je suis très reconnaissante d’avoir pu vivre cette amitié, d’avoir tous ces souvenirs, ces moments passés, mais je pense que je ne suis pas encore prête à lui parler normalement si je la croise de nouveau. Le temps fera les choses, on n’efface pas quatorze années d’amitié comme ça. »
Le conflit peut laisser un goût amer, il est parfois un point final à une relation mais peut également être un moment nécessaire pour réviser un lien et ses limites.
Séparation amicale, l’inexistence de rites partagés
La rupture amicale à l’âge adulte est courante mais particulièrement invisibilisée du fait d’une absence de reconnaissance sociale et d’une ritualisation collective. Les séparations amoureuses font quant à elles l’objet d’un large répertoire de pratiques sociales et symboliques (mariage, divorce, fête de consolation..). Si de nouvelles manières de relationner ou tout du moins des manières plus visibles investissent le débat public, les ruptures amicales ne s’inscrivent pas dans une structure normative collectivement partagée.
Le champ culturel ne fait pas exception, la fin d’une amitié reste peu abordée. Les récits littéraires ou encore cinématographiques favorisent la dimension romantique d’une relation, participant de fait, à isoler et à minimiser les souffrances issues d’une séparation amicale.
Dans les médias grands publics, cette thématique est bien souvent traitée comme un phénomène secondaire, réduit à des modes d’emploi simplifiés et des solutions clés en mains pour mettre fin à cette amitié. Dans son ouvrage Nos puissances amitiés, la journaliste Alice Raybaud met en lumière la place secondaire qu’occupe l’amitié dans nos sociétés, mise au second plan au sortir de la jeunesse afin de laisser la priorité aux liens familiaux et conjugaux. L’autrice décrit l’impact des normes dans cette hiérarchisation des liens, le modèle du couple et les projets de vie qui vont avec sont posés comme le cadre le plus propice à l’épanouissement. L’amitié entre adultes est perçue comme non essentielle contrairement aux liens familiaux présentés comme indispensables. Cette priorité éclipse les souffrances qui peuvent découler d’une relation ou d’une rupture amicale ainsi que ses effets psychiques. Elle participe également à invisibiliser toutes les thématiques en lien avec l’amitié, timidement investie par les sciences sociales et pourtant riches.
Selon le sociologue David Le breton, « le rite est un mode d’emploi pour agir avec les autres, il indique une conduite à suivre dans une situation donnée, en la référant à un mythe d’origine ou simplement à l’usage. Une trame infinie de rites imprègne la vie quotidienne des interactions courantes à des événements plus rares comme le deuil ou les cérémonies religieuses. Elle s’alimente dans la nécessité de reproduire socialement un modèle commun en prenant en compte les déclinaisons innombrables de l’existence individuelle et collective. Religieux ou séculaires, souvent personnalisés, bricolés, les rites participent au maintien de l’identité collective ou individuelle ». A défaut d’un cadre collectif pouvant parfois servir de repère, mettre un sens à une situation douloureuse ou incompréhensible, la manière dont une amitié prend fin oblige chacun et chacune à improviser les modalités et l’appréhension de la rupture.
Le deuil amical, un deuil sans corps
La disparition d’une relation amicale est un deuil particulier. La personne est vivante tout en ayant disparu de la relation, une coexistence paradoxale car d’une part, les émotions peuvent être similaires à celles vécues lors de la mort d’un proche, d’autre part, il n’existe pas de trace tangible et palpable de cette perte. Contrairement au deuil lié à la mort, ni tombe, ni cérémonie ne vient clôturer la perte. Alors, bien que la majorité des adultes aient connu une rupture amicale, nous sommes amenés à penser et à accompagner par nos propres moyens ces liens qui se brisent.
Ressources :
– Nos puissances amitiés (2024), un livre écrit par la journaliste Alice Raybaud sur la place de l’amitié dans le quotidien de nombreuses personnes. Grâce aux témoignages et une analyse approfondie, ce livre amène de nombreux éléments pour comprendre ces liens si particuliers.
– L’amitié comme enjeu sociétal et politique : pour une reconsidération des pratiques amicales (2024) de Lucie Hoebecke.
– Les oublié.es de l’amitié (2025) de Flora Santo pour le média en ligne MANIFESTO.XXI
– Rites personnels de passage Jeunes générations et sens de la vie (2005) par David Le Breton.
– Comme évoqué dans cet article, les relations amicales peuvent donner lieu à des maltraitances habituellement étudiées dans le cadre familial ou encore dans les institutions accompagnant des publics vulnérables. La Haute Autorité de Santé propose une définition de la maltraitance et les différentes formes qu’elle peut revêtir : Évaluation du risque de maltraitance intrafamiliale sur personnes majeures en situation de vulnérabilité .
– Les mécanismes de la maltraitance sont également étudiés dans le rapport du GIP Recherche-Justice (2017) : Etude des dynamiques violentes conjugales et de la trajectoire de vie du coupe auteur/victime de violence conjugale.
– Un dossier sur l’amitié est proposé par le site Scienceshumaines.com : Qu’est-ce que l’amitié ? (2023).