Ils courent, pédalent à la place des autres, moyennant de l’argent. La pratique des Strava Jockeys, née en Indonésie, est encore marginale en France. Ce phénomène, qui pourrait sembler absurde, est significatif d’une époque où l’apparence l’emporte sur des valeurs que l’on croyait
immuables et intrinsèques au sport. Sur Strava, application phare des sportifs amateurs, chaque sortie est géolocalisée, chronométrée, likée, commentée. Le culte de la performance s’y confond avec les logiques des réseaux sociaux, véritables vitrines personnelles d’aujourd’hui, avec leurs gratifications immédiates et leurs dérives. Derrière ces trophées numériques, c’est une mécanique sociale plus large qui apparait entre marchandisation du sport et du corps aux saveurs de précarité et besoin de reconnaissance.
Le 09 mai 2025, par José Couprie
« Je cours pour faire briller votre Strava. » L’annonce est posée comme une évidence, au milieu d’une multitudes de nouvelles offres de services similaires sur « leboncoin » . Dans toute la France, des athlètes proposent leurs jambes contre rémunération. Antoine, coureur confirmé à Tours, propose deux formules : 5 à 10 kilomètres en semaine, jusqu’à 15 le week-end. Et, plus la vitesse est élevée, plus le tarif l’est également, passant de 1€ le kilomètre à 1,50. Mathieu, lui, se présente comme un Strava jockey parisien, capable de s’adapter à tous les formats, du 5 kilomètres au semi-marathon, et à toutes les allures, de 3’45 à 6 minutes au kilomètre. Il propose une connexion directe au compte du client et des prestations régulières, sérieuses et personnalisées, avec un tarif dégressif à partir du dixième kilomètre, la base étant de 1,50€. Derrière ces annonces, un nouveau marché se profile. Un système qui ne vient plus récompenser l’effort sportif mais l’apparence.
Le sport, refuge de valeurs, ébranlé par la quête d’image
Le recours aux Strava jockeys interroge un fondement que l’on pensait relativement préservé : notre rapport au sport, longtemps perçu comme un refuge de valeurs: prendre soin de soi, se dépasser à son rythme, entretenir son équilibre mental, partager entre amis ou avec des inconnus. Le principe même du sport repose sur un effort réel et sincère. Dans certaines disciplines comme le trail, la quête est avant tout intérieure. La performance y est souvent personnelle pour bon nombre de pratiquants, bien loin de la compétition et des trophées. Mais voilà que cette sphère, que l’on pensait à l’abri, se retrouve contaminée par des logiques d’apparence ou de situations personnelles précaires. Avec ses 120 millions d’utilisateurs, Strava s’est imposée comme le réseau social des sportifs amateurs. Initialement conçue comme un simple carnet d’entraînement, l’application propose aujourd’hui bien plus qu’un suivi d’activité, elle met en scène : Géolocalisation en temps réel, segments chronométrés, podiums virtuels, kudos et commentaires. Performer devient public, visible, noté. Et forcément, comparé.
La performance, nouveau produit consommable ?
Cette nouvelle tendance est un indicateur de dynamiques sociales : d’un côté, une pression accrue à la performance, à l’optimisation de soi, y compris dans les sphères supposément privées et non compétitives ; de l’autre, une précarisation rampante qui pousse certains à vendre ce qu’ils ont de plus immédiat à offrir : leur temps et leur corps. Alexandre, sportif amateur des Yvelines, a répondu sans détour pour expliquer sa démarche : « Bonjour, c’est super simple ! J’ai pris le choix de faire jockey car aujourd’hui la vie devient chère et mon salaire est de moins en moins suffisant. J’adore le sport, et plus particulièrement le vélo. Mon niveau n’est pas suffisant pour en faire mon métier, donc je m’adapte. Effectivement cela peut avoir un impact négatif pour la communauté Strava, mais bon… ». Derrière cette offre de services, c’est une forme de débrouille moderne qui s’exprime, entre économie parallèle et capitalisation de ses propres compétences physiques, sans statut ni protection.
Et la demande, elle aussi, interroge. Qui sont ces « sportifs » prêts à payer pour une sortie qu’ils ne feront pas ? Pourquoi avoir besoin de ce mensonge ? Pierre Bourdieu apporte un éclairage dans son ouvrage Le sens pratique : « Le corps est le lieu d’inscription du social dans le biologique ». Strava transforme l’effort sportif en preuve sociale, où seule compte l’apparence crédible de la
performance. Dans une société d’exposition permanente, les signes visibles de compétence suffisent à construire une réputation. Le phénomène des Strava jockeys illustre ainsi une société de la mise en scène, où même le dépassement de soi peut se déléguer.
Quand le sport, censé incarner l’effort sincère et le dépassement de soi, se retrouve contaminé par la logique de l’image et du profit, c’est peut-être moins cette pratique que la société elle-même qu’il faut remettre en question. Une société où les curseurs de réussite sont les likes, les chronos et les classements, jusqu’à la sortie du dimanche. Et si ce n’était pas le sport qui déraille, mais l’époque qui court un peu trop vite ?
– Article « Si c’est pas sur Strava, ça n’existe pas » : l’avis d’un sociologue sur cette obsession des runnners – par Mélanie Gonnet pour le blog Dans la tête d’un coureur
– Vidéo Youtube « Strava : payer des gens pour courir à sa place ! » – RTL
– Article en anglais » Strava Jockey: The New Trend of Runners Paying for Fake Workouts ! » – par Matteo pour le site The Running Week
– Documentaire « Killian Jornet : path to Everest » – accessible en VOD sur Vimeo