Parmi l’éventail lexical de mots chargés de violence, l’injure raciste est un acte de langage questionnant les motivations de son énonciateur, ainsi que sa responsabilité. Jean-François, récemment confronté à cette situation sur son lieu de travail, témoigne et soulève la question de la possibilité de restaurer le sens initial d’un mot devenu dénigrant.
01/04/24, par Esther Benezech
Dans les allées d’une grande surface où il officie en tant qu’employé de rayon, Jean-François s’attelle à ses tâches, lorsqu’un sac abandonné sur une palette attire son regard. Conformément aux consignes en vigueur, tout objet trouvé doit être déposé à l’accueil, non seulement pour permettre au client de le récupérer, mais aussi par mesure de sécurité. Après vingt minutes d’attente, Jean-François décide donc de l’apporter à la réception. Quinze minutes plus tard, alors qu’il se concentre sur ses occupations, un homme s’approche de lui à la recherche de son bien. Jean-François lui indique alors l’avoir déposé au point d’information. « Oh putain, sale nègre ! », me lance-t-il. Mon premier réflexe est de garder le silence et de l’observer pour évaluer son état mental. Ensuite, je le guide jusqu’à l’accueil où se trouve son sac, mais il répète la même insulte devant ma collègue. » Pour éviter tout conflit, Jean-François choisit de ne rien dire et de retourner à son travail. En revanche, sa collègue, témoin de la scène, refuse de laisser passer.
Les motivations derrière les mots
« L’emploi de cette injure m’affecte. Pourquoi ce terme est-il employé de cette manière ? Est-ce par ignorance ou par malveillance ? » La personne avait-elle une intention ? Selon Jean-François, le sens d’un énoncé dépend du contexte dans lequel il est prononcé et de l’effet qu’il produit. « Dans le langage, chaque mot est imprégné d’une nuance, d’une tonalité qui lui donne son plein sens. Même dans les salutations les plus simples, il existe une subtilité dans la manière dont nous nous exprimons. Lorsque nous déclarons notre amour à quelqu’un, notre tonalité porte une douceur, une tendresse. En revanche, lorsque nous sommes animés par des intentions malveillantes, la tonalité est différente. Un ami ou une amie pourrait me dire quelque chose comme « t’es coiffé comme un nègre » de manière bienveillante, sans aucune intention de blesser ; dans ce cas, ce n’est pas une insulte, mais plutôt une expression familière. » L’intention derrière l’énoncé est essentielle. « Lorsque quelqu’un profère des insultes comme « putain, sale nègre ! », cela va bien au-delà de l’usage familier ou bienveillant du terme nègre. C’est un signe clair d’hostilité et de mépris envers la personne visée. Cela montre non seulement l’insulte, mais également le manque de maîtrise de soi de la personne qui l’exprime. »
La personne qui emploie cette injure a-t-elle conscience de la charge historique de ce terme ou se contente-t-elle de citer ou de reproduire des paroles entendues ? Le terme nègre est imprégné d’une connotation péjorative due à son histoire. En France, son utilisation courante revêt une dimension raciste. Cependant, pour Jean-François, la signification du mot « nègre » ne devrait pas automatiquement porter une teinte négative ; elle dépend avant tout de la manière dont il est employé. Il réalise, depuis son arrivée en Europe, que même si la personne le prononçant ne se représente pas symboliquement le mot, elle a conscience du pouvoir qu’elle détient pour susciter des réactions et porter atteinte à l’intégrité de l’autre.
D’après les travaux du philosophe Austin, proférer une injure raciste équivaut à réaliser un acte illocutoire, révélant une intention ou une signification sous-jacente derrière ces paroles. Ainsi, l’injure raciste peut être considérée comme un acte de langage intentionnel, qui vise à rabaisser, offenser ou discriminer. Bien que l’intention puisse être implicite ou inconsciente, elle demeure présente, car l’injurieur choisit d’utiliser des mots socialement reconnus comme blessants. Austin utilise le terme « acte » pour démontrer la volonté et l’impact concret de l’injure, soulignant que celle-ci est une action nuisible plutôt qu’une simple déclaration. L’injure induit le sentiment chez autrui d’être ou de devenir ce qu’on lui attribue. Par sa nature insidieuse, l’injure raciste poursuit l’objectif sournois de réduire son interlocuteur au silence en le soumettant à un état d’infériorité, par le biais de paroles destinées à le diminuer, voire à l’anéantir. « Lorsqu’une personne utilise des termes dégradants visant à rabaisser une race ou une ethnie, elle cherche souvent à déshumaniser celle-ci. En tentant d’écraser et de piétiner cette communauté, elle la réduit à un statut inférieur, voire animal. Cela rappelle inévitablement les horreurs de l’esclavagisme, où des êtres humains étaient traités comme des biens. »
L’injure raciste s’érige en une tentative de susciter chez sa victime une remise en question de son identité, l’entraînant à se sentir inférieure. Les discours racistes obéissent à une logique similaire à celle qui sous-tend toute forme de violence. Elle vise à démanteler les fondements mêmes de l’identité de la personne. La personne exige de sa cible qu’elle mette en doute sa propre essence, renvoyant ainsi la victime à cette impossibilité, lorsqu’il s’agit de s’attaquer à la couleur de sa peau. L’injure porte ainsi une atteinte profonde à l’être.
En utilisant des mots injurieux, la personne crée une expérience émotionnelle chez sa victime avec une volonté de la blesser et de la dévaloriser. Les mots peuvent avoir un impact dévastateur, ravivant des souvenirs douloureux et des expériences passées. Dans cet état de vulnérabilité, la personne peut alors réagir de manière irrationnelle, parfois par la violence. « Autrefois, j’étais impulsif, prêt à me battre au moindre affront. Mais avec le temps, j’ai éliminé la peur de mon vocabulaire. Je ne crains plus rien. Lorsque j’ai regardé cet homme qui m’a insulté, j’ai su que si je cédais à la tentation de la violence, les conséquences seraient graves. Je n’aurais pas pu retenir ma force. »
Responsabilité individuelle et collective
La question de la responsabilité des discours racistes est sujette à débat. Certains suggèrent que l’individu est le produit des discours environnants, appelant ainsi à une transformation sociale et à une réévaluation des discours qui ont façonné notre compréhension collective. Un racisme systémique est intégré dans les structures mêmes de la société et se perpétue à travers des institutions et des systèmes favorisant certains groupes raciaux au détriment d’autres. Même sans intention raciste consciente, nous pouvons reproduire des discours et des comportements racistes en raison de notre socialisation dans ces systèmes. « Je suis originaire du Cameroun. Bien que le racisme ait pu exister dans le passé, mes parents, qui ont vécu cette époque, ont choisi de se concentrer sur d’autres aspects du développement, reléguant ce sujet au second plan. J’entendais parfois des médias parler de ce sujet, mais cela n’avait pas une place particulière dans ma vie. En arrivant en Europe, j’ai été confronté à une réalité différente. J’ai été surpris de constater des manifestations de racisme et j’ai appris à vivre avec. »
Pour Jean-François, même si les structures sociales et culturelles contribuent au racisme, cela ne décharge pas l’individu de sa responsabilité. Il souligne que l’injure raciste est un délit, puni par la loi. « Malheureusement, trop de personnes ne parviennent pas à maîtriser son utilisation et à reconnaître son pouvoir blessant. Les stigmates de l’esclavage et de l’oppression qui sont attachés à ce mot sont d’une profondeur insondable pour ceux qui ont souffert de ces injustices historiques. » Face à cette réalité, Jean-François se questionne sur la nécessité ou non de supprimer ce terme de la langue française. Il pense cependant qu’au contraire, il pourrait être intéressant de lui redonner de sa noblesse.
Résister à l’injure
« Je refuse de me laisser abattre, car au fond de moi, je suis fier de ce que je suis : un nègre. Je porte cette identité avec fierté et une vision positive de moi-même. » Face à de telles insultes, sa réaction est empreinte de réflexion. « Je m’efforce de comprendre qu’une personne capable de proférer de tels mots, connaissant leur portée et leur impact, ne doit pas être dans un état mental stable. Il est évident que cette personne n’a pas poussé sa réflexion bien loin. » La colère peut émerger en lui, mais il est convaincu que ni celle-ci ni la violence ne sont des solutions. Alors, que faire de cette situation ? Plutôt que de laisser la colère l’envahir, il préfère utiliser l’humour pour la dissiper. Il prend du recul et raisonne calmement. « Dans cette histoire, c’est à moi d’être la voix de la raison. Je reconnais que celui qui exprime une insulte cherche probablement un soulagement en libérant ses pensées. Cependant, celui qui reçoit ces mots doit être encore plus réfléchi. C’est une épreuve de contrôle de soi et de maîtrise de ses émotions. » Jean-François choisit de rester maître de ses réactions, même face à des provocations ou des insultes. Il refuse de laisser la négativité des autres empoisonner son esprit. Sa force réside dans sa capacité à garder son calme et à réagir avec intelligence et sagesse. « Ainsi, j’ai préféré ne pas envenimer la situation, évitant de sombrer dans une colère bestiale. Même si l’envie de riposter était présente, j’ai choisi de ne pas laisser la rage prendre le dessus. Parfois, la véritable force réside dans la capacité à contrôler ses impulsions et à faire preuve de retenue, même face à des provocations. Chacun de nous a sa manière personnelle de gérer la colère et les frustrations. Certains choisissent de boire, de consommer du chanvre, d’autres préfèrent faire du sport ou sortir leur chien pour se calmer. Pour ma part, je suis convaincu qu’ignorer ou accumuler la colère ne mène à rien de bon. Apprendre à vivre avec les autres malgré nos différences est une leçon importante que j’ai intégrée au fil du temps. Cela ne signifie pas accepter l’inacceptable, mais plutôt trouver des solutions pacifiques pour gérer les conflits et les tensions. »
Jean-François est père de deux adolescents. Son objectif est de les aider à se valoriser dans ce monde. Lorsqu’ils ont appris qu’il avait été insulté au travail, ils ont discuté, mais de manière simple et sans incitation à la violence. « Je suis conscient que l’esprit de vengeance ou de cruauté peut être éveillé en nous si nous accumulons de la colère. Cela peut nous conduire à commettre des actes regrettables qui pourraient nous mener en prison. » Certains sujets ne sont pas tabous chez eux, mais Jean-François ne souhaite pas non plus les mettre au premier plan. Il préfère qu’ils soient abordés de manière passive, sans les banaliser pour autant. « Après tout, notre race, notre essence, ne doivent jamais être banalisées. Je suis fier de mon identité noire, de ma négritude, mais je refuse néanmoins de tolérer l’ignorance de ceux qui utilisent ces mots de manière irrespectueuse. »
Selon lui, la résilience est une compétence essentielle pour surmonter les effets de l’injure. Résister à l’injure avec force de caractère et confiance en soi permet de préserver son intégrité et de se placer hors de portée du ressenti visé par l’injurieur. « Ne laissons pas le mot nègre devenir une manière de dévaloriser la race noire. Il est probable que ceux qui emploient ce terme le font pour d’autres raisons que la simple dépréciation raciale. Donnons une valeur au mot nègre, afin qu’il ne soit plus associé à des connotations négatives. Utilisons-le dans un contexte respectueux et valorisant, en reconnaissant la richesse et la diversité de la culture noire. Seul ainsi pourra-t-il retrouver son sens originel et échapper aux interprétations néfastes. »
Ressources:
– Pour lutter contre le racisme, mieux comprendre le mot « nègre », The conversation, 21/02/2023
– Peut-on encore utiliser le mot « nègre » en littérature? avec Dany Laferrière, France Culture, 8/10/2020
– États-Unis. Faut-il bannir le mot « nègre »?, Courrier International, 14/11/2014
– Dans l’ombre des lumières, la construction de la race, Radio France, 15/06/2022