Faire le deuil d’un être cher n’est jamais facile, mais devoir affronter ce chagrin lorsque ce proche est encore physiquement là, vivant dans un état où il ne peut plus communiquer ou interagir comme avant, peut être considéré comme encore plus difficile. On appelle cette occurrence un deuil blanc.
Le 15 mars 2025, par Éva Mordacq
Le deuil blanc, c’est une affliction bien particulière et méconnue que de nombreuses personnes doivent surmonter dans le monde entier. Il se fait ressentir quand on voit la personnalité d’un proche s’effacer progressivement sans pour autant que cette personne ne décède. C’est la douleur de voir l’absence mentale de cet être aimé au quotidien. Le deuil blanc arrive souvent quand une personne est atteinte d’une maladie neurodégénérative comme Alzheimer, ou qu’elle est victime d’un AVC sévère qui la laisse paralysée, ou encore qu’elle sombre dans un coma dont elle ne reviendra probablement pas, suite à un accident par exemple.
L’intensité et la persistance de cette forme de deuil sont différentes d’un deuil traditionnel. Tous les jours, on se retrouve face à un être cher qui semble absent dans sa présence. On peut reconnaître les traits de son visage, certains gestes et habitudes mais cette personne semble avoir perdu une partie essentielle de ce qui faisait son identité.
Un deuil de longue haleine
L’espoir d’amélioration est tenace chez beaucoup de proches, ce qui les empêche d’avancer dans leur cheminement de deuil. Comme son nom l’indique, une maladie neuro-dégénérative ne peut pas aller en s’améliorant. Entre la personne malade ou handicapée et son/sa proche, la relation devient à sens unique et n’a de cesse de se détériorer.
De plus, comme l’explique la psychothérapeute et autrice Amanda Castello, le deuil blanc n’est pas un deuil “unique” mais une succession de petits deuils à chaque nouvelle évolution de la maladie : il faut accepter que notre proche ne puisse plus réflechir, ne puisse plus parler, ne puisse plus marcher, etc. Cela demande un temps d’adaptation. À chaque fois, il faut passer par les cinq phases du deuil théorisées par la doctoresse Elisabeth Kübler-Ross. Elle ajoute “Bien que je ne pense pas qu’un deuil classique ait une durée fixe, c’est vrai qu’il est globalement rare qu’il dure des années. Ça reste une chose qui existe mais que l’on voit peu. On ne peut pas en dire autant d’un deuil blanc, qui peut facilement s’étendre sur une décennie et même bien plus.”
Tel a été le cas pour Catherine. Alors âgée de 51 ans, elle voit les premiers signes d’Alzheimer s’installer chez sa mère, qui ne mourra que 12 ans plus tard. 12 années où elle verra sa mère progressivement disparaître. Elle ne sera plus reconnue par la femme qui l’a mise au monde mais elle continuera à s’occuper d’elle, devenant ce qu’on appelle une aidante.
Une épreuve genrée
Les “aidant·es”, ces proches accompagnant leurs êtres chers jusqu’au bout, ont tendance à être des aidantes. Le deuil blanc touche donc de nombreuses femmes, qu’elles soient filles, épouses ou mères, parce qu’elles sont en effet les premières pourvoyeuses de soin.
Certaines attentes socioculturelles influencent profondément la manière dont les femmes sont sociabilisées, notamment en les préparant à assumer un rôle de soutien et de sollicitude envers autrui. Les qualités inculquées aux filles dès leur plus jeune âge comme la patience, le sens des responsabilités et l’empathie les programme pour être de parfaites aidantes, engagées dans le care de leurs êtres aimés. Ces attributs ne sont nullement innées mais sont le fruit d’une construction sociale qui perpétue une représentation spécifique du féminin.
Les chiffres le montrent : sur les 11 millions d’aidant·es en France, 60% sont des femmes et ce chiffre monte à 74% lorsqu’il s’agit de situations nécessitant des soins plus contraignants. On remarque aussi que le soutien fourni par les hommes et celui fourni par les femmes n’est pas de la même nature : les hommes apportent en majorité une aide financière alors que les femmes apportent une aide domestique, ce qui est bien plus chronophage et physiquement comme mentalement fatigant. Cela impacte grandement leur carrière et leur qualité de vie au quotidien, ce qui peut avoir des conséquences sur leur santé avec des dépressions, des épuisements émotionnels et de l’anxiété.
De plus, il faut noter que certains hommes tendent à disparaître lorsque le temps se gâte à l’horizon. A titre d’exemple, on peut citer que lorsqu’un cancer se déclare dans un couple hétérosexuel, la femme a six fois plus de risque de se retrouver seule si elle tombe malade que si c’est l’homme*. Il est cependant important de nuancer cette observation, car cette donnée statistique ne permet pas d’établir avec certitude, qui, de l’homme ou de la femme, prend l’initiative de la séparation.
Quand l’homme ne part pas, il arrive souvent que les qualités indispensables pour gérer la situation sereinement lui manquent. Emmanuel Ray, un auteur ayant témoigné sur la fin de vie de sa mère atteinte d’Alzheimer dans La valse du temps, se confie sur le sujet : “Mon père, vers la fin, devenait facilement irritable, perdant rapidement patience avec ma mère et les aides soignant·es. Je ne peux pas lui jeter la pierre, il s’est retrouvé aidant sans le choisir et je sais que ce n’est pas facile tous les jours…Mais je ne peux pas m’empêcher de me dire que si la situation avait été inverse et que ça avait été lui le malade, ma mère aurait su garder son calme en toute circonstance.”
Amanda Castello alarme sur le fait que les femmes peuvent prendre leur rôle trop à cœur et s’épuiser. Selon elle, elles ont souvent été élevées dans une “vocation au sacrifice” dangereuse qui peut les pousser à vouloir tout prendre sur elles-mêmes sans déléguer aux autres membres de la famille ou aux ami·es. Cette “représentation de la sauveuse” peut mener vers la perte de l’aidante et de la personne dont elle prend soin puisque, faut-il le rappeler, il faut avoir enfilé son masque à oxygène avant de vouloir aider les autres à mettre le leur.
* Selon une étude publiée dans la revue Cancer en novembre 2017, 20,8% des femmes sont quittées par leur compagnon au moment du diagnostic d’un cancer alors que seuls 2,9% d’hommes sont quittés par leurs femmes dans la situation inverse.
Ressources:
– Le rapport de la Fondation des Femmes : Le coût d’être aidante
– Le podcast Ainsi va la vie – épisode 35 : Pré-deuil, deuil blanc, deuil anticipé avec Evelyne Josse et Gaëlle Guiny
– Les livres Calmer sa peine (2023) et Le Second Souffle, mon journal pour réapprendre à vivre avec le deuil (2025), d’Amanda Castello