« séisme », « explosion », « bombe », « tsunami », « déflagration », les mots employés par les proches lors de la révélation d’un inceste font régulièrement référence aux champs lexicaux de la catastrophe naturelle ou de la guerre. La famille comme institution inébranlable est alors menacée. Face à ce risque, certains membres appliquent des sanctions, d’autres œuvrent pour la libération de la parole. Natacha et Thomas, mère et frère de Lise, victime d’inceste, témoignent des changements familiaux depuis l’annonce des faits.
Le 10 avril 2024, par Josépha Le Sourd Le Clainche
La révélation d’un inceste peut être une catastrophe par son caractère soudain et brutal. Pour autant, sa pratique se perpétue au sein des familles comme en témoignent le mouvement #metooinceste en 2021, le rapport de la CIIVISE, ainsi que l’ouvrage collectif La culture de l’inceste paru en 2022. « S’il est tabou de dire l’inceste, il n’est pas tabou de le faire », souligne Juliet Drouar sur France Culture. L’inceste cantonné au tabou est un mirage collectif. La famille constitue le premier lieu où le silence est parfois ancré depuis des années. En ce sens, l’inceste est un phénomène structurel.
L’annonce
Pour qualifier les faits, Natacha et Thomas utilisent les termes « agression sexuelle », « attouchement » et « inceste ». Durant quatre ans, Lise, âgée de cinq ans, est victime d’agressions sexuelles commises par son cousin, mineur au moments des faits. À quatorze ans, lors d’une soirée au domicile familial, elle brise le silence. Selon la Ciivise, 19 % des victimes d’inceste se confient à un frère ou à une sœur. Ce soir-là, elle s’est confié à Thomas : « J’ai pris du temps avec ma sœur pour comprendre, l’écouter et savoir qui était le coupable ». Natacha apprend les faits quelques jours plus tard. « Une fois que j’ai réussi à la convaincre de pouvoir en parler avec ma maman, elle voulait que ce soit absolument moi qui lui dise et pas elle. Mais elle était d’accord pour m’accompagner ». Thomas devient alors porte parole et garant du vécu de Lise auprès de leur mère. Les mots de Natacha traduisent une culpabilité, une colère à la fois envers son neveu, sa famille mais aussi envers elle-même. Elle n’a pas vu, elle n’a pas su. Tel un cheval de Troie, il est venu aux fêtes et aux repas de famille. Dire l’inceste aux proches devient nécessaire pour faire justice et briser le silence avec sa fille. « Je ne veux pas que ce soit tabou pour Lise. Je ne suis pas dans le tabou, je suis dans la communication », insiste t-elle.
Aujourd’hui, à l’aube de sa majorité, Lise continue de livrer des éléments. L’annonce d’un inceste n’est pas le fruit d’une parole hasardeuse et spontanée. Elle est le début d’un long processus de réflexion qui contient le risque de s’exposer au déni des proches et de vivre à nouveau la violence du traumatisme. « Chaque personne a eu une façon différente de traiter cette histoire. Il y en a qui ont été à l’écoute sans revenir dessus. Il y en a qui n’ont pas été du tout à l’écoute sur le moment, mais qui sont revenus poser des questions. Certains membres de notre famille, dont nous pensions être les plus proches, sont finalement les gens qui nous ont jugés. Tandis que ceux que nous voyions un peu comme des gens secondaires dans cette famille sont devenus des personnes proches et inversement » analyse Thomas après plusieurs années. Si la confrontation est douloureuse, pour Natacha et Thomas, elle est nécessaire afin que Lise puisse advenir. Parmi les réactions, la révélation n’a pas échappé au mythe de l’inceste heureux ou à la suspicion d’un mensonge. « C’étaient des enfants » est une réponse que Natacha ne veut plus entendre ni supporter. Lors de la confrontation avec son agresseur, Lise a eu pour réponse que les passages à l’acte étaient « une forme d’entraînement pour ses futures copines ». Dans son enquête pour la revue La Déferlante, Sarah Bourcault décrit et analyse la dimension systémique des incestes commis par des frères et des cousins mineurs. Elle alerte sur ce phénomène massif malgré un nombre de victimes et d’auteurs potentiellement sous-représentés.
La famille, un lieu de représentation et de sanction
« La première chose qu’elle m’a dit ce soir là, c’est « je ne veux pas détruire la famille » raconte Thomas. La préservation de l’institution familiale face à l’inceste a un coût : le silence des victimes et le risque d’exclusion lorsqu’elles le brisent. Cette sanction a été appliquée à Lise et ses soutiens, mis en cause pour avoir fissuré la vitrine familiale. « Pour mes grand-parents, quand il se passait des choses comme ça, il ne fallait surtout pas le dire. Les personnes qui ont brisé le silence, en tout cas les femmes, étaient des putes ». Après l’annonce, deux groupes se sont constitués au sein de la famille : l’un autour de Lise, le second autour de son agresseur. L’un pour la révélation, l’autre pour la préservation du silence. La famille est alors devenue un lieu de blessure invitant Natacha et ses enfants à déconstruire les liens familiaux, ainsi que les représentations inhérentes transmises depuis plusieurs années. « Pour Lise, l’image de la famille que je lui ai donnée, a dégringolé », explique Natacha, dont la désillusion est partagée. Des valeurs fortes qui ont amené sa fille à envisager sa propre exclusion . « Elle ne voulait pas l’exclure lui, elle voulait s’exclure elle », précise son frère.
Natacha est celle par laquelle les connexions familiales convergent et se rejoignent. Elle est la mère de la victime, la tante de l’agresseur, la fille du patriarche, grand-père de Lise, juge et parti, au sein de la famille. « Elle avait peur de me faire du mal. On en a parlé. Je lui ai dit que j’étais capable d’être en retrait, d’être objective. Je ne sais pas pourquoi elle me protège, elle n’a jamais eu besoin de me protéger depuis le début de cette histoire ». Thomas dresse le portrait d’une famille soudée dont la cohésion ne doit pas être remise en cause pour expliquer la réaction de sa petite sœur envers leur mère. « Nous avions une représentation de notre famille comme une famille parfaite ». Ses habitudes ancrées comme allant de soi ont été rompues.
« Je lui dis que ce n’est pas elle qui a détruit la famille, c’est lui. »
Natacha et Thomas évoquent un processus de démystification de la famille. C’est également un moyen de lutte contre l’inversion des rôles qui découle des sanctions familiales. « Je lui dis que ce n’est pas elle qui a détruit la famille, c’est lui » raconte Natacha en nommant l’agresseur. Aujourd’hui, la famille ne se définit pas uniquement par le prisme de la filiation. Selon la philosophe Sophie Galabru, la famille est une fabrication, l’objet d’une activité productrice. Le lien familial n’est ni unique ni évident. Il existe plusieurs façons de tisser du lien, de construire son groupe et de le faire perdurer dans le temps. C’est en ce sens qu’elle évoque la notion de « faire-famille » qui se distancie des liens « naturels » sous-entendus par l’institution familiale. Pour Thomas, la famille a été passée au crible pour être redéfinie : « je ne l’imagine plus telle qu’on l’entend : les parents , les frères, les sœurs, les cousins, les oncles et les tantes. Pour moi, c’est un concept beaucoup plus vaste, c’est les parents qui sont présents et des personnes qui peuvent être complètement extérieures à notre famille. Ils n’ont pas de lien du sang avec nous mais ont montré leurs qualités d’accompagnement et d’écoute. Ma maman, mon frère et ma sœur, c’est mon faire famille mais j’y inclus aussi d’autres personnes qui sont des gens qui ont été capables de me soutenir sans jamais me lâcher.»
Prévenir pour ne pas reproduire
« Je l’ai appris quand j’ai eu 40 ans, ça fait 20 ans que je sais que ma sœur a été abusée par mon oncle » confie Natacha, consciente de la répétition des pratiques incestueuses au sein de sa famille. Le secret intergénérationnel est une chape de plomb dont la lourdeur se transmet : « Il y a une reproduction et tout est caché, tout est secret tout en étant omniprésent » décrit Thomas. L’agresseur de Lise a également été victime par une proche et l’a confié à sa tante lors de la confrontation. Chez Thomas et Natacha, l’angoisse de la reproduction subsiste. « J’ai peur pour ma fille, je l’avoue. J’ai peur qu’elle reproduise plus ou moins des choses qu’elle n’a pas comprises de tout ce qu’elle a vécu ». Tous deux évoqueront la nécessité d’un accompagnement par des professionnels afin que Lise puisse « mettre des mots, dénouer sa parole auprès de quelqu’un autre ». Pour Natacha, l’intervention d’un tiers est un moyen de s’affranchir d’une partie des valeurs familiales biaisées par l’inceste. Thomas insiste sur le distinguo entre les proches et les professionnels : « C’est pas notre place, il y a un risque de dérive dans tout ça. Au final, la relation avec la personne se transforme, tu deviens son psychologue et non son frère ». Le « juste milieu » entre l’accompagnement et l’injonction à la reconstruction est difficile à appréhender. Pour autant, mère et frère insistent pour ne pas renvoyer perpétuellement le statut de victime à Lise. Au quotidien, l’équilibre entre une relative normalité et les conséquences de l’inceste, toujours présentes, est difficile à trouver.
« Cette idée de je ne veux pas porter plainte est venue du discours des autres et pas d’elle .»
Lise n’a pas porté plainte contre son cousin. Natacha se dit prête à soutenir sa fille si celle-ci change d’avis. Son frère évoque la pression familiale qui, selon lui, a influencé la décision de Lise. « Cette idée de je ne veux pas porter plainte est venue du discours des autres et pas d’elle ». La protection de la famille sonne comme un diktat qui encourage le silence et perpétue le passage à l’acte. La plainte constitue, selon eux, un possible arrêt du cercle vicieux et des abus sexuels qui se reproduisent de génération en génération. Idéalement, la Justice reconnaît officiellement et aux yeux de tous les faits subis par la victime et commis par l’auteur. Cependant, « les victimes de violences sexuelles ne sont pas systématiquement reconnues par la Justice », souligne Thomas. Dans son enquête sur les incestes commis par des mineurs, Sarah Bourcault révèle la défaillance judiciaire que ce soit pour la reconnaissance des victimes, la qualification des faits ou la prise en charge des auteurs. Les abus entre cousin.es ne sont pas considérés comme incestueux puisqu’ils peuvent se marier. La définition pénale se calque sur celle du code civil. L’association Face à l’inceste ainsi que la Ciivise militent pour que l’inceste entre cousin.es soit reconnu.
En attendant, Natacha et Thomas assurent un rôle de garde du corps auprès de Lise. Ils sont le rempart vis-à-vis des membres de la famille qui veulent taire ou minimisent les faits. Lorsque les proches sont en soutien, ils sont aussi vecteurs de paroles afin que les abus sexuels ne se répètent pas à l’avenir.
La famille est un lieu politique. Elle n’est pas épargnée par les rapports de domination, de pouvoir et de force. Depuis la révélation de l’inceste au sein de leur famille, ces rapports se sont modifiés pour Thomas, Natacha et Lise. Les secrets de famille dominaient, les abus sexuels répétés ont falsifié les valeurs transmises. Face à cela, mère, frère et sœur, se sont réappropriés celles-ci pour les redéfinir au sein d’un cercle familial plus restreint mais dont la qualité du lien s’est renforcée.
Ressources :
– L’association Face à l’inceste .
– Dussy, Dorothée. Le berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste. Pocket, 2021 : Le berceau des dominations – Dorothée Dussy | Cairn.info