La question de la responsabilité sociale et légale du barman face à la consommation d’alcool de ses clients est souvent soulevée. Mais qu’en est-il du risque que court ce professionnel, exposé à l’alcool durant ses heures de travail ? Brice et Stella nous partagent leur expérience ainsi que les stratégies qu’ils ont mis en œuvre face à l’alcool.
Le 29 juillet 2024, par Esther Benezech
Brice, barman passionné, a consacré 35 ans de sa vie à son métier, débutant sa carrière à l’âge de 18 ans. Aujourd’hui, âgé de 53 ans, il continue d’exercer avec le même enthousiasme, fidèle depuis près de deux décennies au même établissement situé dans une commune bruxelloise. Il ne conçoit pas pratiquer une autre profession et est devenu, au fil du temps, une véritable institution locale, au cœur du quartier de l’Altitude Cent à Forest. Grâce à sa présence et à sa longévité professionnelle, il incarne la stabilité, offrant aux habitants un visage rassurant et un point de repère. Une stabilité en contraste avec le «turnover» typique de cette profession aux horaires contraignants. Brice ne se contente pas de servir des boissons ; il est le confident, l’ami. Après avoir consacré une partie de sa carrière aux horaires nocturnes, il bénéficie désormais d’un emploi du temps plus conventionnel, exerçant du lundi au vendredi, en journée. Cette transition vers des horaires diurnes a modifié sa perception du métier ainsi que son rapport à l’alcool.
Stella, quant à elle, a exercé pendant 15 ans en tant que barmaid et directrice de bar. Elle a choisi cette profession car elle souhaitait vivre à l’étranger. Ce métier était facilement accessible sans une maitrise parfaite des langues étrangères et offrait de nombreuses opportunités d’emploi. Son expérience de directrice de bar lui a donné une vision des enjeux liés à la gestion d’un établissement servant de l’alcool.
Tous deux ont été exposés quotidiennement à l’alcool et à ses effets, ont appris à résister et à mettre en place des stratégies face à la tentation.
Pressions et tentations
Brice associe principalement l’alcool à la convivialité et aux aspects positifs de la vie sociale. « On boit un verre ensemble. L’alcool ça se partage » explique-t-il, persuadé que cette approche l’a préservé d’une certaine dépendance. S’imposant comme règle de ne consommer qu’en société, il réserve l’alcool aux moments de réjouissance partagée, s’abstenant de boire en solitaire. Il admet néanmoins que « le p’tit verre après le travail » peut revêtir un caractère plus utilitaire. « Il devient parfois un remède à la fatigue, un baume psychologique. » Il évoque la vulnérabilité particulière de son secteur d’activité face aux risques d’alcoolisme. « Durant mon service, je me surprends à anticiper ce moment de détente, cette vodka qui m’attend. Son absence créerait un vide, comme si je me privais d’une récompense méritée, d’un réconfort nécessaire. Elle agit comme un stimulant, presque comme un antidépresseur. » Ce rituel en terrasse, sur son lieu de travail après son service, se transforme souvent en une invitation à rejoindre d’autres personnes, prolongeant ainsi le moment de sociabilité. Brice est conscient des effets négatifs de l’alcool. Son métier le confronte régulièrement aux conséquences : « Dans le cadre de mon métier, je rencontre aussi les côtés sombres : violence, irrespect, risques pour la santé. »
Cette dualité, il la côtoie au quotidien.
En travaillant dans les bars, notamment les pubs irlandais, Stella affirme avoir « appris à boire », puisqu’elle consommait souvent de l’alcool après ses heures de services. « C’était quasiment inimaginable de ne pas avoir un verre de fin de shift. » Elle considère que la tentation est immense, car « tout le monde t’encourage à boire et te trouve chiant si tu ne bois pas pendant et après le travail. Lorsque j’ai commencé à 19 ans, je voyais mes managers de 30 ans picoler toute la soirée pendant leur travail et cela m’a fait peur. J’ai donc décidé de ne pas boire durant le service. Mais les clients t’offrent constamment des boissons, et il arrive que l’on se sente obligé d’accepter. » Aujourd’hui, Stella reconnaît éprouver une certaine forme de dépendance. Lorsqu’elle boit un ou deux verres, il lui est difficile de ne pas en désirer davantage.
Brice évalue sa consommation d‘alcool comme normale « car je ne suis pas bourré quand je rentre chez moi, mais pour certains elle serait excessive » ajoute-t ’il. À l’instar de Stella, Brice a développé des stratégies pour résister aux tentations, telles que ne pas boire pendant son service et limiter sa consommation d’alcool en dehors du travail. « Étant donné que j’ouvre le bar le matin à 8h30, je dois être en forme. Je ne commence pas à boire avant 17h, à la fin de mon service. Si un client m’offre un verre, je peux éventuellement le prendre, mais si c’est tôt le matin, je dis au client que je le boirai plus tard, sinon je refuse. Bien sûr, si 15 clients me proposent un verre, je décline. »
Il y a une quinzaine d’année, Brice s’était lancé le pari d’arrêter du 01 janvier au 31 janvier, sans penser y parvenir. « J’ai repris le 14 février. J’ai tenu plus que prévu. Les clients m’ont mis à l’épreuve, certains m’incitaient à boire.“ eh allez, tu peux boire, il te reste plus qu’une heure de travail. “ J’ai tenu bon. Je ne pense pas être enclin à l’addiction. Pendant le covid, je n’ai pas travaillé pendant 7 mois. À part une dizaine de soirées à la maison avec des amis, je n’ai pas bu. L’alcool, je pense que je pourrai m’en passer. »
Brice pense que l’éducation a une grande influence sur notre rapport à l’alcool. « Si tu as grandi en fréquentant des cafés avec tes parents…. Moi, mon père était alcoolique. De mon côté, ma première cuite a été à 18 ans, mais je me suis bien rattrapé ! Je suis alcoolique à un certain degré, car je bois tous les jours. Mais en même temps, je ne bois que dans un cadre spécifique, pas chez moi, et selon des horaires précis. Aujourd’hui, je maîtrise ma consommation. Il y a eu des périodes où je contrôlais moins, notamment lorsque je travaillais le soir, j’étais tenté. Je ne bois pas le matin, par respect pour mon corps. Je préfère boire du lait ou un thé. »
Se protéger et résister
« Depuis que je travaille en journée, je me couche plus tôt, je bois moins le soir, je dors mieux, je mange mieux, je me sens mieux. Je vieillis aussi, je récupère moins vite de mes cuites. J’en prends moins qu’auparavant, où je sortais après le travail, souvent vers minuit ou une heure du matin, pour rentrer à 4h du matin et dormir jusqu’à 16h. Mon portefeuille en bénéficie également. Et puis, je ne bois pas pour faire plaisir au patron. » Contrairement à Stella, les employeurs actuels de Brice refusent catégoriquement qu’il boive pendant son service. S’ils le voient avec un verre, ils n’hésitent pas à le jeter, même si un client lui a offert. Ce n’était pas le cas de tous ses responsables. « Certains pensaient avant tout à leur profit. » Le post de Benoît Carlier interroge l’approche managériale autour de la consommation d’alcool chez le barman. Interdire l’alcool au personnel ou laisser une liberté totale ? Selon lui, une approche équilibrée consiste à former les barmans sur les risques liés à l’alcool et être strict lorsque la ligne est franchie, que ce soit pour eux ou pour les clients. Brice est témoin au quotidien de l’alcoolisme de certaines personnes. « Hier par exemple, un client est venu à 16h30 avec son fils de 12 ans par une chaleur de 30 degrés. Il a amené son fils au bar : celui-ci a commandé un Ice Tea, tandis que le père a opté pour un Gin tonic. Je lui ai fait la réflexion, car je le connais bien, que son fils serait mieux ailleurs. À 19h ils étaient toujours là, lui à boire des Gin tonics. Il a mal pris ma remarque et m’a demandé de ne pas me mêler de ses affaires. Son fils, depuis qu’il est bébé, a l’habitude de fréquenter les bars. » Étant responsable en cas de problème, il arrive à Brice de refuser de servir des personnes. « Une fois, un client, mort bourré, s’urinait dessus. Il voulait que je le serve, j’ai refusé et il m’a insulté. Heureusement mon patron est intervenu et lui a demandé de rentrer chez lui. Il est vigilant car il est conscient de sa responsabilité. Par contre, face à quelqu’un qui boit tous les jours, je ne cherche pas à le raisonner, car un alcoolique écoutera peut-être, mais ne changera pas pour autant. Il aurait fallu intervenir bien plus tôt. À 60 ans, après 25 ans d’alcoolisme, il est, selon moi, trop tard, pour espérer un changement. Je n’ai pas de prévention à faire, ce n’est pas mon métier. Je ne suis ni médecin, ni psy. Je suis barman. Si la personne vient dans un bar, c’est souvent pour boire. Si elle souhaite arrêter, elle doit consulter un spécialiste. »
Lors de situations violentes, Brice appelle la police, car il n’aime pas ça. Cela lui est arrivé à trois reprises, mais il n’a jamais été agressé personnellement. « Je suis barman, pas videur. Quand les choses dégénèrent, j’appelle la police, je ne suis pas un bagarreur, ca me fait fuir. J’aime les gens cool. »
Cette auto-évaluation et sa lucidité sur les risques du métier l’amènent à cette réflexion : « si mon fils voulait être barman, je ne lui conseillerais pas. C’est trop dangereux. C’est un métier où tu n’as pas de vie de famille, tu vis dans l’excès. » Il estime difficile de ne pas consommer d’alcool en étant barman. C’est plus compliqué de dire non en étant à la source précise-t-il. Stella a beaucoup aimé cette période de sa vie, même si le travail et les horaires tardifs étaient épuisants, entrainant des problèmes de santé devenus chroniques. Selon elle, ce métier permet de rencontrer beaucoup de monde et de passer de très bons moments. « C’est un métier où tu crées des liens forts avec des collègues/compagnons de galère. Aussi, les rushs de service me manquent parfois ! »
Brice et Stella n’ont pas connu de collègues barmen qui ne buvaient pas d’alcool. « Ce devait être intenable les réflexions ! » ajoute Stella avec humour. Brice mentionne pour conclure : « j’ai peut-être appris à aimer l’alcool en devenant barman, en servant les gens. Ça joue. On a tendance à goûter. Un jeune de 18 ans, je lui dirai de faire attention, car il est à la source. Il est important de se réguler, en se fixant des règles. »
Ressources:
– Accueil – Fédération Addiction (federationaddiction.fr)
– L’alcool : un objet au cœur du social | Cairn.info
– L’addiction à l’alcool – Ministère du travail, de la santé et des solidarités (sante.gouv.fr)
– Les CSAPA: Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie, sont des structures spécialisées dans le prise en charge des addictions.
– LES CAARUD, Centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risqués pour les usagers de drogues, sont des structures qui accueillent et accompagnement les personnes ayant des addictions.