Les coups de cœur les plus marquants ne sont pas toujours réels. Au fil d’un itinéraire invisible, fait de rêves et de refuges intimes, les crushs imaginaires – aussi appelés imaginationship – esquissent des trajectoires secrètes rassurantes par leur idéalisation et excitantes par la liberté qu’elles offrent. Salomé, Lindsay et Christel nous plongent dans leurs cartographies de ces formes d’attachement où se mêlent récits, confidences et analyses.
Le 25 octobre 2025, par Josépha Le Sourd Le Clainche.
La définition d’un crush imaginaire se distingue par sa complexité, d’autant plus que la définition d’un crush classique est elle-même floue. Le terme est officiellement entré dans le dictionnaire en 2023. Ni un flirt, ni une romance, les tentatives pour le définir convergent néanmoins vers une caractéristique commune : l’attirance. C’est une forme de béguin parfois passager, parfois durable, et mental offrant un espace de liberté intérieure dont l’aboutissement vers une relation concrète n’est pas l’objectif premier. La confusion entre ces deux formes de crush, classique et imaginaire, vient du fait qu’ils convoquent tous deux un univers relevant du fantasme, que ce soit à travers l’idéalisation de personnes réelles ou de personnages fictifs. Alors que le crush classique s’adresse à des personnes existantes, le crush imaginaire s’oriente vers des figures fictives issues du cinéma, de la littérature ou des rêves. Davantage portés sur ce qu’ils et elles incarnent symboliquement, les crushs imaginaires nourrissent un attachement au-delà de la réalité intrinsèque.
Habiter un lien sans contact réel
Les témoignages de Lindsay, Salomé et Christel soulignent une dimension clé dans la manière d’habiter ce lien : le crush imaginaire se caractérise par une relation unilatérale, s’inscrit dans un espace mental et émotionnel sans échange direct.
Lindsay, 30 ans, aborde cet espace comme un refuge « réconfortant », « songeur » et « fictif », une projection d’aspirations profondes, parfois taboues, qu’elle ne pourrait trouver dans son quotidien. « Avoir un crush imaginaire, c’est aller trouver en un personnage ce qui nous manque au quotidien et qui pourrait difficilement en faire partie. On trouve assez souvent des pages de fans, d’artistes existants ou de personnages fictifs, sur les réseaux ainsi que des sites de fanfictions. Je pense qu’à travers ces crushs imaginaires, nous venons y vivre, ressentir, imaginer ce que nous aimerions avoir, vivre, ressentir. Des choses plus ou moins réalistes et plus ou moins raisonnables. C’est en effet un refuge d’expression. Cela vient combler quelque chose en nous, que parfois, nous n’osons pas avouer ou nous avouer. Je pense notamment à une dimension “sexuelle” que peut prendre ce crush. » Dans ces territoires invisibles, la censure ne peut être qu’à l’initiative de celles et ceux qui vivent cette expérience. La liberté est totale, affranchie des normes sociales et des censures extérieures. Contrairement aux relations directes qui demandent à ajuster constamment nos désirs, à porter une attention sur le regard de l’autre et à respecter des règles implicites du lien, ici, la seule limite est celle que le rêveur ou la rêveuse s’impose.
Christel, 39 ans, insiste sur la nécessité de différencier clairement le fantasme du réel : « ces qualifications (relation fictive ou imaginaire) sont nécessaires pour mettre une « limite avec le réel » : je suis dans le fantasme, je nourris mon imagination, j’invente des scenarii tout en étant consciente qu’il s’agit de « rêveries» qui ne se concrétiseront jamais quoique, avec les cosplays et les jeux de rôle dans l’intimité, tout est possible, mais encore une fois : cela touche à l’imaginaire ». Ce processus de différenciation s’opère par des limites conscientes. Sa mention des cosplays et des jeux de rôle souligne que, même si certaines pratiques tentent de concrétiser partiellement un rêve, l’aspect central demeure largement dans le domaine de l’imaginaire. « Je sais que je ne concrétiserais jamais avec un crush fictif, cependant dans le cas d’un crush classique pour une personne réelle (et réellement atteignable : donc exit Pedro Pascal !) je peux projeter des choses dans la réalité et avoir cette envie de creuser pour voir l’ordre des possibles ». Christel applique une frontière nette entre l’attirance pour une personne existante de celle pour un personnage imaginaire uniquement circonscrit au rêve.
Quant à Salomé, 26 ans, elle appuie sur la différence pratique, entre la recherche active d’une rencontre dans le cas d’un crush réel et l’impossibilité de concrétisation avec un personnage fictif. « La différence, ça peut être le traitement. Un crush réel, quand c’était au lycée par exemple, j’essayais de savoir quel cours il avait et quand, pour pouvoir le croiser dans les couloirs. Avec un crush fictif, c’est évidemment impossible. » Elle montre qu’il existe peu de différences qui séparent ces deux formes d’attachement dans le vécu émotionnel, c’est la réalité concrète qui vient s’imposer en matière de distance. Alors que le crush réel peut susciter des comportements intentionnels tels que réunir toutes les conditions favorables à la rencontre, le crush imaginaire se cantonne à l’espace mental et à l’intimité de la projection. L’impossibilité de franchir le seuil entre le fantasme et la présence permet de poser, en ce sens, une limite claire et définie.
Leurs paroles révèlent différentes manières d’habiter ce lien, d’investir un espace intime où l’attachement est multiforme, forgé dans l’imaginaire, exempt de réciprocité ou de présence tangible. Ces liens invisibles peuvent être révélateurs d’aspects de nos personnalités que nous n’osions pas explorer auparavant, miroirs de nos désirs, ils s’adaptent à nos scenarii imaginaires les plus poussés.
Lindsay : le crush imaginaire comme bouclier émotionnel
Les mots de Lindsay témoignent du rôle rassurant que peuvent avoir les crush imaginaires face aux blessures psychiques et les violences extérieures. Durant son adolescence, alors qu’elle traversait des moments difficiles de harcèlement, de solitude et de pression sociale, ses attirances se sont d’abord orientées vers des musiciens et des personnages d’animés. Lindsay confie : « je traversais des périodes de harcèlement, de solitude tant à l’école qu’à la maison. Je me sentais seule, incomprise, sous pression. Je n’avais pas de père. Avec du recul, je pense que mon inconscient cherchait à combler ce manque de lien, d’amour, tout en essayant de me construire en tant que future adulte. J’imaginais créer des liens avec ces personnages, d’être l’élue et la seule à les comprendre, à les aimer. L’imagination est personnelle et totalement libre quand elle reste secrète. J’étais libre de penser, d’imaginer, parler, ressentir sans jugement et d’y trouver tout ce qui me manquait. J’étais davantage attirée par le mauvais, le rebelle comme des chanteurs de rock, de métal ou des bad boys. J’avais l’impression de pouvoir les sauver. J’écrivais parfois des fanfictions. À l’époque, je dessinais aussi beaucoup, l‘art complétait l’imagination.»
Arrivée au lycée, la dimension sexuelle devient plus présente, principalement à travers des personnages de séries où apparaissaient des vampires. Confrontée à un quotidien hostile, Lindsay révèle l’importance de ces attachements fictifs pour se construire un lieu intime, imaginaire et sécurisant. « Je me suis souvent projetée comme étant en couple avec Bill Kaulitz, le chanteur de Tokyo Hotel, lorsque j’étais au collège. Quand j’y pense j’ai honte, c’était déjà le cas à l’époque, c’est un sujet assez tabou. Je pense que je ressentais en lui (ou pensais ressentir) une souffrance dont je voulais le guérir. Aujourd’hui, je pense que c’était davantage un transfert. Je m’imaginais partir en tournée, ça me faisait vivre librement, tout le contraire de la vie que j’avais. Je n’avais pas le droit de sortir, de voir du monde, d’avoir un petit ami. Je devais être parfaite, aider ma mère, faire mes devoirs. La vie était vide, monotone, fade. Alors je vivais à travers mon imagination et l’amour fictif », confie-t-elle, soulignant d’une part, la honte ressentie et le caractère tabou de ces imaginaires – bien qu’elle soit commune à de nombreuses personnes – et d’autre part, la fonction réparatrice en se plongeant dans la guérison de l’autre.
Enfin, le récit de Lindsay montre que ces attachements évoluent avec le temps et les besoins affectifs, passant d’un refuge indispensable durant l’adolescence à une recherche d’émotions sincères et profondes qu’elle expérimente lors de concerts d’artistes par exemple. En quête « d’une connexion profonde avec la sincérité qui nous est offerte par l’artiste », Lindsay aborde les crushs imaginaires autrement, où chacune de ces relations a participé à la construire et à se définir.
Christel : quand le crush imaginaire façonne l’intime
Les récits de Christel sur ses crushs, Géralt of Rivia (The Witcher) et Vi (Arcane) montrent comment les crushs imaginaires peuvent être un médium pour révéler des facettes de l’intime et se connaître.
« J’ai découvert le personnage de Géralt of Rivia avec le premier opus « The Witcher » sur PC. J’ai trouvé ce personnage très intéressant et j’ai lu les bouquins en parallèle du jeu. Je précise que le jeu évoque ouvertement le sexe dès le premier opus avec des scènes explicites surtout à partir du deuxième volet. Ce coup de cœur est surtout basé sur le physique et sur les traits de caractère à la fois rustre et papa poule. Les cicatrices sur le corps du personnage ne m’ont pas laissée de marbre. Un mélange entre imagination et évolution de la « skin » du personnage au fil des opus du jeu a bien nourri ce crush au fil du temps. L’interprétation d’Henry Cavill dans la série est également intéressante car je suis aussi très sensible à la voix. » Ce crush est le fruit d’une expérience immersive où se rencontrent différents supports tels que le jeu, la littérature et le cinéma.
À la fois nourri par les aspects physiques et la personnalité du personnage, Christel se projette littéralement dans les traits du personnage de Géralt de Rivia : « j’ai commencé à imaginer des choses très sexy en incarnant moi-même le personnage de Géralt. Je suis habituée aux jeux de rôle donc se fondre dans un personnage masculin n’est pas un problème. Lorsque je jouais au premier opus, j’imaginais des scènes encore plus explicites avec les conquêtes de Géralt en jouant son rôle. Ensuite, j’ai beaucoup plus fantasmé sur l’idée de séduire et de coucher avec ce personnage avec des actions un peu « kink » ». Dans ce laboratoire imaginaire où les fantasmes sont libérés du regard social, Christel a pu découvrir un attrait pour le Kink et le BDSM. Le crush imaginaire lui a permis ici d’explorer d’autres facettes de sa sexualité, favorisant leur acception et leur normalisation.
De même, son crush récent pour Vi, un personnage féminin plus jeune, a ouvert une nouvelle fenêtre d’introspection. « J’ai trouvé les traits de personnalité visibles et les actions de Vi très touchantes. Physiquement, elle me plaît également et c’est perturbant pour deux raisons : le personnage est plus jeune que moi. Jusqu’à présent, j’étais attirée par des personnes autour de mon âge ou sans âge. Ensuite, c’est la première fois que je suis attirée par une femme, virtuelle ou réelle. Je ne remets pas mon orientation sexuelle en question mais peut-être que finalement je suis plus ouverte et plus disponible à « l’Autre » quel que soit son genre. » Ce territoire invisible où l’imaginaire et l’exploration sexuelle peuvent se conjuguer révèle que ces attachements fictifs ne sont pas uniquement des échappatoires mais peuvent faire émerger des questionnements profonds autour du désir et du genre.
Pour Christel, la culture populaire et la richesse des univers narratifs offre un terrain d’exploration sans limite. The Witcher et Arcane proposent des mondes foisonnants et structurés au sein desquels il est possible de s’identifier et de se projeter. L’immersion dans ces histoires, que ce soit à travers des caractères déjà tracés ou en s’y créant une place, favorise une expression libre de ses désirs ainsi qu’une réédition infinie de son propre parcours intime et personnel.
Salomé : grandir avec ses crushs imaginaires
Le témoignage de Salomé illustre comment les crushs imaginaires accompagnent le parcours de vie. Ils constituent des étapes et mûrissent au fil des âges. Pour elle, l’intensité du lien n’est pas réservée aux personnages humains : « Que ce soit un personnage “humanoïde”, comme un elfe, un satyre ou une sirène, ou un personnage animal, je pense que c’est possible. Quand je parle de personnage “animal”, pour moi, il faut cependant qu’il ait un caractère, la parole, etc. Selon moi, il faut aussi que tous les autres personnages soient des animaux. Si c’est simplement un animal de compagnie, comme Idéfix dans Astérix, c’est bizarre. Si c’est un personnage comme Diego dans l’Âge de Glace, je comprends.» Ouverte à l’altérité fictionnelle, les mots de Salomé reflètent la richesse de l’imaginaire, capable de se projeter et de s’identifier bien au-delà des limites classiques de l’attachement.
Salomé évoque la diversité des éléments pouvant déclencher un crush imaginaire : « Pour les crushs des livres, le physique ne compte pas, cela peut venir de la personnalité, des dialogues, des actions, voir des pensées selon si on les connaît ou non. Pour les plus récents, si on prend par exemple Anthony Bridgerton, c’est la tension entre lui et Kate qui m’a plu, ainsi que son côté “joueur”. Pour Benedict Bridgerton, j’ai beaucoup aimé connaître ses pensées, comment il tombait amoureux, comment il traitait son love interest. Pour les crushs des séries et des films, le physique compte, mais pas toujours. Pour Sherlock, il n’est pas du tout dans mes critères de beauté habituels, mais j’aimais beaucoup sa personnalité. Enfin, il y aussi les crushs sur des célébrités, évidemment, le physique compte mais aussi les rôles lorsqu’ils sont acteurs. Quand ce sont des musiciens, il n’y a pas que le physique, souvent c’est la personnalité, ce qu’ils et elles dégagent dans les interviews, les clips ou encore les photos ». Son analyse révèle le processus d’accroche qui se construit peu à peu par petites touches, sur des détails faisant office de déclencheur vers des narrations personnelles et imaginaires.
Les manières de se projeter et les scénarii évoluent avec l’âge et les expériences, de l’écriture de fictions inachevées aux projections des premières fois, le crush imaginaire s’inscrit comme un entre deux mondes. « Pour Portgas D. Ace, j’ai une fiction, jamais finie, de 20 chapitres ! Je rêvais que David Bowie soit mon premier baiser. Il ne faisait déjà plus de concerts à l’époque, mais je m’imaginais aller le voir en concert, être au premier rang, et finir par monter sur scène pour l’embrasser. Spoiler : ça n’est pas arrivé ! Il est même mort avant que je reçoive vraiment mon premier baiser. »
Pour Salomé, les crushs imaginaires lui ont permis de prendre un certain recul : « Aujourd’hui, je ne me projette plus avec eux. Je suis en couple, c’est peut-être pour ça. Au collège, j’ai eu une période où j’étais folle de Portgas D. Ace. Au lycée, mes crushs étaient David Bowie, Keith Richards et Roger Taylor… Autant dire qu’ils étaient un peu vieux pour moi. Je savais qu’il ne se passerait jamais rien, mais je rêvais quand même de ma vie dans leurs bras, en me les représentant jeunes. » Grandir avec des compagnons imaginaires est aussi une manière d’apprendre, d’explorer, de se réinventer, d’appréhender mais aussi de renoncer.
L’idéalisation tient une place fondamentale, elle permet de projeter sur l’autre, réel ou fictif, des qualités idéales qui répondent à nos aspirations et nos désirs. Par le biais de l’imaginaire, le personnage désiré devient le support des expériences que le rêveur cherche à vivre ou à éprouver, sans réelle confrontation avec le réel. Cette étape prépare cependant au renoncement : l’idéalisation rend possible la désillusion par la création d’une figure tellement parfaite que l’impossibilité de la rencontre et l’écart avec le réel maintiennent le fantasme dans son cadre, le rêve.
Une expérience intime, collectivement partagée mais toujours taboue
Omniprésents dans les vécus, les crushs imaginaires restent marqués par le tabou. Les partager, c’est s’exposer au risque d’être stigmatisé. Alors celles et ceux qui se prêtent à l’exercice de se confier choisissent consciencieusement leurs interlocuteurs. Salomé et Christel ont échangé sur leurs expériences avec des amies ; toutes deux précisent que ces confidences se sont partagées uniquement dans un cercle féminin. Dans une interview pour Le Monde, la sociologue Christine Détrez analyse le phénomène du crush, son caractère genré et tabou. L’imaginaire sentimental reste historiquement associé à la sphère féminine, verbaliser ses émotions restent encore un phénomène silencié dans la sphère masculine.
L’imaginaire, en dehors de cercles légitimes comme l’enfance – vu comme une nécessité dans le développement de l’enfant – ou certains milieux professionnels valorisant la créativité, est souvent dénigré à l’âge adulte. L’expression libre de son monde imaginaire, notamment les relations amoureuses ou sexuelles fictives, est bien souvent perçue comme immature et honteuse, alors que cette pratique est largement partagée. « Il m’est déjà arrivé à demi-mot de le dire à des personnes bien choisies, c’est–à–dire, transmettre mon attirance pour le physique d’un personnage, acteur essentiellement, à des personnes qui connaissent et qui partagent le même point de vue. Par peur du jugement et de ce qu’on penserait de moi, de ne pas être comprise ou qu’on y trouve quelque chose de “grave”, je préfère garder certaines choses pour moi, y compris de mon conjoint. Certaines choses font partie de mon “jardin secret” », confie Lindsay.
Si chacun et chacune dissimule son imaginaire amoureux par crainte du jugement, de la honte et du ridicule, cela renforce l’illusion qu’il s’agit d’une exception, pourtant, cette expérience est d’une grande banalité tant elle est vécue par de nombreuses personnes. Discrètes mais répandues, ces relations idéales et fictives façonnent un pan caché néanmoins essentiel dans les vies affectives contemporaines.
Le crush imaginaire en révèle davantage sur nos manières d’aimer et de rêver que sur notre âge ou notre genre. Même caché, l’imaginaire tisse en silence ce que le réel ne suffit jamais à combler.
Ressources :
– Pour Conversations, Christine Détrez a écrit l’article » d’où vient le mot « crush » ? (2024), nous permettant d’en saisir les contours.
– « Kink, la sexualité créative », un podcast proposé par France Inter avec la présence d’Axelle de Sade (2025).