Témoin d’une scène d’agression où une femme s’en prend violemment à une autre, Lola est pétrifiée, incapable de réagir. Son inaction lui laisse un sentiment de culpabilité et de questionnements. Aurait-elle dû intervenir ? Si oui, comment ? Cette expérience reflète le questionnement de notre responsabilité envers l’autre, tel que le philosophe Levinas l’a conceptualisé.
Par Esther Benezech, le 24 janvier 2025
Peut-être avez-vous déjà entendu parler du jeu du « fou sur le pont ». Ce jeu met en scène une femme mariée, délaissée par son époux, qui, après une aventure avec un amant, doit traverser un pont pour rentrer chez elle. Mais un fou lui interdit le passage. Elle cherche alors de l’aide auprès de son amant, de son mari et même d’un ami, mais tous refusent de lui porter assistance. Finalement, livrée à elle-même, le fou la tue. La question centrale du jeu est celle de la responsabilité : comment classer, par ordre décroissant, les responsabilités respectives des cinq personnages ? La philosophie d’Emmanuel Levinas, philosophe éthique du XXème siècle, soulignerait sans doute que la responsabilité n’est pas uniquement une affaire individuelle, mais collective. Chacun des personnages (la femme, l’amant, le mari, l’ami, et le fou) porte une part de responsabilité. Le manque d’empathie et de solidarité des uns et des autres, conjugué à l’agression du fou, conduisent à la tragédie. En somme, la déresponsabilisation collective mène à cette issue fatale.
Que dirait alors Levinas de la situation rencontrée par Lola ? En sortant de chez des amis le 4 novembre dernier, elle assiste à une scène de violence. De l’autre côté du trottoir, elle aperçoit une femme en train d’en agresser une autre, l’assaillant d’injures et de gestes brutaux. Horrifiée, ne sachant comment réagir, elle demeure figée, sidérée, « comme si j’étais invisible », dira-t-elle. Un groupe de jeunes interviendra quelques minutes plus tard pour stopper l’agression. Depuis, Lola garde en tête le visage de cette dame agressée, son regard pétri d’inquiétudes. Pour Levinas le visage d’autrui n’est pas simplement une image physique, mais il est également une manifestation de son altérité absolue. Le regard inquiet qu’a vu Lola incarne ce concept. Ce visage, dans sa vulnérabilité, lance un appel à l’aide et à la responsabilité.
Le visage comme appel éthique
Emmanuel Levinas place la relation à autrui au cœur de sa pensée éthique, en affirmant que notre responsabilité envers l’autre est première, fondamentale et infinie. Celle-ci ne repose ni sur un acte volontaire ni sur un choix rationnel. Au contraire elle émerge dès l’instant où nous faisons face à autrui, avant même toute décision consciente. La présence à l’autre, symbolisée par le visage, nous interpelle et nous engage dans une relation de responsabilité qui dépasse les obligations morales usuelles. Le visage porte en lui, selon Levinas, l’injonction « tu ne tueras point ». Dans cette perspective, le comportement de l’agresseuse traduit une incapacité à reconnaitre l’autre comme un être porteur de vulnérabilité et de dignité.
L’expérience de l’agression vue par Lola dans la rue devient le point de contact entre elle et l’autre, ici représentée par la victime. Le visage de cette femme agressée, qui reste gravée dans sa mémoire, l’interpelle d’une manière qui dépasse les mots et la logique. Ce visage, porteur d’inquiétude, constitue pour Levinas un appel à la responsabilité. Il rend Lola « responsable sans s’être engagée ». Cette injonction à agir ne dépend donc pas des circonstances, ni même de la connaissance des actions adéquates mais de la simple présence de l’autre souffrant.
La scène prend une autre tournure lorsque d’autres intervenants, un groupe de jeunes, arrêtent l’agression. Lola ressent alors un certain soulagement mais reste hantée par son incapacité à agir. Levinas soulignerait ici que l’acte de ces jeunes ne diminue pas la responsabilité de Lola. Chacun est responsable d’autrui indépendamment des actions des autres. La responsabilité n’est pas une dette qu’un seul individu doit payer, elle est plurielle et reste en suspens, même lorsque d’autres y répondent.
Lola n’a pas répondu par une action directe. Ses questionnements après l’incident montrent effectivement à quel point le poids de la responsabilité continue de peser sur elle. Elle se demande ce qu’elle aurait pu faire, cherchant une manière de se réconcilier avec ce moment où elle s’est sentie impuissante. Cette persistance de la question morale, même en l’absence d’action, est significative. Le visage de la victime demeure dans son esprit comme un appel non répondu, une question non résolue. Levinas dirait que cet appel est la manifestation de l’altérité radicale, ce « quelque chose en plus » qui résiste à notre compréhension et exige une réponse qui peut parfois rester implicite. « La question de la responsabilité a imprégné ma mémoire et ma conscience. » Pour Levinas, notre responsabilité envers l’autre n’est pas éteinte par le non-agir, car elle est irréductible et nous définit au plus profond de notre être. Mais alors, notre responsabilité envers l’autre dépend-elle nécessairement d’une action immédiate ? Levinas nous répondrait que l’essence de la responsabilité ne réside pas uniquement dans l’acte mais dans la reconnaissance de l’appel éthique du visage. L’important, selon lui, est le travail intérieur de conscience : avons-nous pris la mesure de ce que cette situation exige de nous ? Si cet examen de conscience manque, dans ce cas, il est possible de considérer cette absence comme une forme de manquement à notre responsabilité envers l’autre. Il met en garde contre l’indifférence, qu’il considère comme une forme de déshumanisation.
Responsabilité infinie et limites humaines
Lola s’est retrouvée confrontée à ses limites. L’exigence d’une responsabilité inconditionnelle, telle que formulée par Levinas, semblerait dès lors négliger la nécessité, pour celui qui porte cette responsabilité, de se prémunir contre sa propre vulnérabilité. Cette exigence morale peut alors s’avérer écrasante, risquant de pousser Lola à un jugement sévère sur elle-même. L’éthique lévinassienne pourrait ainsi paraitre rigide, en semblant ignorer la condition humaine et ses limites. En effet, la sidération dont Lola a fait l’expérience est au-delà d’une réaction instinctive, le reflet de multiples influences, psychologiques, sociales et culturelles, qui interfère dans notre capacité à agir. Dans son cas, l’attente implicite d’une action face à la violence soulève la question de sa propre sécurité et de son droit de préserver son intégrité émotionnelle et physique. Levinas nuance sa théorie en reconnaissant que la responsabilité n’est pas conditionnée par des résultats tangibles. Elle repose sur une prise de conscience profonde de l’appel de l’autre, même si cette conscience ne se traduit pas toujours en actes. Ce sentiment d’assister à une injustice sans intervenir pourrait être rapproché du « syndrome du témoin », où la présence d’autres personnes inhibe l’action individuelle. Lola ne se reconnait pas dans cette dynamique. « Même seule, je n’aurais rien fait, trop pétrifiée par la situation ». Il ne s’agit pas pour elle de se déresponsabiliser en attendant que d’autres agissent à sa place, mais plutôt d’un état d’égarement, ne sachant pas comment intervenir. Ce malaise s’accorde avec les réflexions de Levinas, pour qui la responsabilité infinie n’a pas besoin de se concrétiser par une action prédéfinie. Son éthique est loin d’être un appel à l’héroïsme. L’important pour lui est la reconnaissance de cette responsabilité, même dans l’incapacité d’agir. La sidération de Lola, tout en l’empêchant de répondre par des actes, n’annule pas sa responsabilité. Elle témoigne plutôt de la complexité humaine face à la souffrance de l’autre, un engagement qui dépasse la simple logique de l’action-réaction.
Réflexion sur nos attentes éthiques
Le sentiment de culpabilité de Lola démontre que, malgré son silence, elle n’a jamais cessé d’être touchée par la souffrance de l’autre. Ce souci pour l’autre, même non accompagnée d’une action, est pour Levinas, déjà une forme de réponse. On pourrait dire que la réponse idéale de Lola aurait été d’intervenir, en réponse à l’appel éthique lancé par le visage de la victime. Cependant, Levinas reconnait la complexité de telles situations. Ce n’est ainsi pas tant l’action elle-même qui importe, mais la conscience morale de cette responsabilité. L’important est moins de savoir comment intervenir que de reconnaitre la place prépondérante de l’autre dans notre existence.
L’expérience de Lola questionne nos attentes envers nous-mêmes et les autres face à la violence. La philosophie de Levinas ne propose pas de solutions concrètes, mais elle ouvre une voie : celle de la reconnaissance de l’autre comme une priorité éthique. Celle-ci ne se traduit pas toujours par des actions spectaculaires. Parfois, elle se situe dans une prise de conscience, dans un souci silencieux pour autrui. Lola pourrait alors se voir sous un autre jour. Son immobilité, loin d’être un échec, témoigne de son éveil à l’appel de l’autre. En ce sens, elle a déjà répondu, par sa sensibilité et son questionnement.