L’OUVERTURE BÉATE : LE PIÈGE DE LA TOLÉRANCE SANS PENSÉE

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Être ouvert, c’est être capable d’écouter sans pour autant renoncer à son jugement. L’ouverture béate, elle, évacue la pensée critique. C’est une ouverture passive, parfois née d’une saturation, d’une apparente bienveillance ou d’une paresse intellectuelle, qui, au lieu de permettre la rencontre, dissout tout exigence intellectuelle dans le confort du relativisme.

Le 11 novembre 2025, par Esther Benezech

Être ouvert, c’est accueillir la pluralité des points de vue, écouter sans préjugé et sans défense, mais sans renoncer à sa capacité de juger. L’ouverture d’esprit ne consiste pas à tout approuver indistinctement. Elle repose sur un équilibre entre réceptivité et exigence. Il s’agit de se rendre disponible à l’autre, tout en demeurant fidèle à l’exercice du discernement. Nous écoutons, interrogeons, pesons, puis jugeons en conscience. Le mouvement est actif, avec une disposition rendant possible la rencontre. L’ouverture d’esprit s’oppose au dogmatisme ou au fanatisme. Mais il existe une forme trompeuse : l’ouverture béate, confondant tolérance et indifférence. Cette ouverture passive ne questionne plus, n’évalue plus, n’exige plus. Elle accueille sans tri.

Quand l’ouverture béate est une défense

Tiphaine, Arnaud, Alexis et Johan, quatre étudiants, échangent lors d’une soirée entre amis au sujet des prochaines élections présidentielles. Enthousiastes à l’idée de voter pour la première fois, ils discutent de leurs incertitudes, de leur souhait de ne pas voter pour des extrêmes, de la place des discours populistes sur les réseaux sociaux. Ils débattent, s’interrogent, se contredisent, mais cherchent à comprendre. Leur discussion témoigne d’une volonté de penser. Sauf Johan qui reste en retrait. Il suit distraitement la conversation, absorbé par son téléphone. Interrogé sur le sujet par Alexis, il se contente d’exprimer ceci : « Chacun pense et fait ce qu’il veut. » Une forme de lassitude se dégage alors de son propos, ne manquant pas de faire réagir Alexis : « Si tout se vaut, alors plus rien n’a de valeur, tout devient possible, même le pire. » Johan lui rétorque nonchalamment qu’il n’aime pas se prendre la tête. En évitant la tension, le désaccord, Johan est dans une forme de protection psychique. Sa réaction agace Alexis. Arnaud temporise en faisant remarquer que les réseaux sociaux ont fait du jugement une arme, et qu’il comprend la réaction de Johan. « Chaque opinion est soumis à l’approbation ou à la condamnation publique. Je comprends, bien que je trouve cela triste, que certaines personnes n’aient plus envie de s’exprimer, voire de penser. » L’ouverture béate, devient alors une posture défensive. Être ouvert à tout revient à ne se compromettre en rien. Or, l’ouverture véritable ne consiste pas à renoncer à ses convictions, mais à accepter la confrontation. Pour Tiphaine le « tout se vaut » devrait être remplacé par « tout mérite d’être écouté, mais tout se ne vaut pas. » Elle ajoute : « je comprends le point de vue de Johan, car chaque jour nous lisons des tas de discours, polémiques, promesses, commentaires…sur les réseaux et ça épuise. Ce ne donne plus envie de réfléchir. Je comprends qu’on puisse se demander à quoi ça sert, d’autant plus quand on voit ce que certains en font. Et puis, lorsque trop est dit, plus rien n’est pensé. Cela produit de l’indifférence. » La remarque de Tiphaine éclaire ce paradoxe. Trop d’opinions finit par user le désir de penser. Ce n’est plus la diversité des points de vue qui épuise, mais le déferlement. Cette accélération de la communication sociale entraine une défense de l’esprit qui sature. Il se ferme tout en croyant s’ouvrir.

Toutefois, l’ouverture béate ne se manifeste pas toujours sous la forme de retrait. Parfois, elle s’exprime au contraire dans une bienveillance excessive, une tolérance qui confond compréhension et approbation. 

Quand l’ouverture béate rime avec complaisance

Quelques jours plus tard, une autre conversation se tient dans ce même café. Lilas confie à ses amies qu’elle trompe son compagnon depuis deux mois. Séverine lui répond avec bienveillance : « chacun est libre de faire ce qu’il veut de toute façon ». Sylvie, une autre amie, lui fait remarquer que poussée à l’extrême, une telle logique pourrait tout justifier, même l’inacceptable. « Si j’ai envie de taper mes voisins alors je suis libre de le faire ? Séverine proteste : « bien sûr que non. » Elle admet ainsi, sans vraiment le dire, que des limites existent. Mais dans ce cas précis, Séverine préfère abonder dans le sens de Lilas. Pas nécessairement parce qu’elle approuve ses agissements mais davantage parce qu’elle ne veut pas contrarier son amie. Derrière ses paroles il y a moins une conviction qu’une stratégie douce : éviter tout heurt, apaiser l’atmosphère, préserver la convivialité du moment. L’ouverture béate rassure parce qu’elle évite le conflit. L’approbation remplace la compréhension. Pour préserver la cohésion du groupe et éviter la dissonance cognitive, Séverine préfère taire son jugement moral. L’important n’est pas de penser juste, mais de préserver l’harmonie du moment. Cette attitude est d’autant plus fréquente dans des contextes amicaux ou intimes, où la menace du conflit touche à la sphère affective. L’ouverture béate devient alors une forme de gestion émotionnelle du désaccord. Ainsi, Séverine ne cherche pas la vérité morale de la situation, mais à ce que la conversation reste agréable, sans aspérité. Pour reprendre les travaux d’Erving Goffman, chacun tente de ne pas exposer sa propre vulnérabilité, ni celle des autres. Il existe alors une forme de politesse morale.

De la même façon, Violette et Sarah discutent de l’éducation des enfants. Violette se permet de confier à Sarah son inquiétude. Elle trouve que leur amie Joëlle crie trop sur son fils, et que l’enfant semble se refermer sur lui-même. Sarah, mal à l’aise, répond : « chacun éduque comme il veut, tu sais », espérant clore la conversation. Mais Violette se sent frustrée :  son intention n’était pas de critiquer Joëlle, mais de comprendre comment l’aider. En valorisant la tolérance, critiquer semble aussitôt intolérant. Pourtant, juger n’est pas nécessairement condamner et, c’est aussi se soucier du vrai, du juste, du bien. Cette apparence de bienveillance peut également signifier un abandon moral. Critiquer autrui revient à risquer d’être perçu comme intolérant ou moralisateur. Alors que pour Violette, oser s’inquiéter c’est reconnaitre la vulnérabilité d’autrui et s’y sentir responsable, au sens d’Emmanuel Levinas. Sarah, au contraire, en refusant la discussion se décharge du souci de l’autre. Le « je ne juge pas » peut parfois cacher un « je ne veux pas voir. »

Et parfois, ce n’est même plus la peur du conflit ou le désir de plaire qui expliquent cette ouverture passive. C’est simplement la fatigue de penser, le sentiment que réfléchir n’est pas utile, voire que cela demanderait beaucoup trop d’efforts d’argumenter.

Quand l’ouverture béate devient paresse intellectuelle

Sous couvert de tolérance, l’ouverture béate peut aussi masquer une forme de paresse intellectuelle. Penser demande de l’effort. S’en remettre à « chacun son avis » est plus simple. On évite le conflit, la nuance, la responsabilité du jugement. Or, l’ouverture véritable n’est pas complaisance mais exigence. Elle demande du courage. Oui, elle bouscule, dérange, parfois fatigue. Mais là où l’ouverture béate endort, l’ouverture lucide élève. Nadia, 27 ans, étudiante en graphisme l’admet sans détour : « je lis plein de choses pour mes études, mais je ne cherche plus à trier. J’ai l’impression que tout est vrai et tout est faux à la fois. Alors je me dis que chacun pense ce qu’il veut, et basta. » Nadia reconnait aujourd’hui avoir la flemme. Elle la relie, à l’instar d’ Arnaud, à une lassitude face à la surabondance d’opinions. Elle est alors dans un réflexe d’économie mentale : « j’accepte tout pour ne plus avoir à décider, et je me laisse porter. En plus, je n’ai pas forcément d’arguments pour débattre, car je ne m’intéresse pas à beaucoup de sujets. J’aime faire du sport, consommer, mais pas vraiment m’instruire. »

Louis, de son côté, ne lit pas beaucoup mais aime commenter les publications sur les réseaux : « je réagis sans vérifier. Ça m’occupe, ça me défoule. »  Réagir au lieu de penser, un peu comme une culture du réflexe, donnant l’illusion de participer. Cette parole sans profondeur mime le dialogue, mais évite la réflexion. Louis l’assume, tout comme Nadia, il ont mis en place un mécanisme d’économie mentale.

De la défense à la complaisance, puis à la paresse, l’ouverture béate se drape de visages multiples. Mais comme le souligne Arnaud « Être ouvert d’esprit, c’est être vivant. C’est moins confortable que l’ouverture béate peut-être mais c’est ce qui permet de se sentir vraiment libre, car c’est accepter de se déplacer sans se perdre. »

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