Le secteur social est en crise. Malgré les multiples alertes et rappels quant aux conditions de travail et les maltraitances plurielles qui touchent autant les publics accompagnés que les professionnels, le sentiment de dissonance éthique perdure. Nombre de travailleurs sociaux s’interrogent quant à leur devenir dans ce milieu professionnel. Partir ou rester ? Au premier abord, la réponse semble simple et pourtant, c’est un dilemme face auquel il n’y a pas d’évidence. Pour Quoique, Corinne, Claire, Camille et Diane, issues du travail social, nous apportent leurs réflexions sur ce cas de conscience.
Le 23 avril 2025, par Josépha Le Sourd Le Clainche et Esther Benezech
Le constat est dressé. Les écoles du travail social peinent à séduire de nouveaux candidats, l’intérim bat son plein, les possibilités d’être diplômé par la validation d’acquis d’expérience (VAE) circulent à profusion sur les réseaux, les violences au sein des institutions défrayent la chronique et une nouvelle mobilisation s’annonce face aux décisions politiques qui se profilent concernant le secteur.
Pendant ce temps, nombre de professionnels déjà en poste, s’interrogent sur le sens de leurs missions. L’augmentation de la charge de travail – dont les moyens nécessaires pour y répondre ne sont pas suffisants -, l’absence de reconnaissance propre aux métiers du social, les conditions de travail détériorées et les maltraitances institutionnelles découlent sur un profond sentiment de dissonance éthique. Celle-ci peut se résumer à une perte de sens et l’impression d’être étranger à son travail. Plus précisément, la dissonance éthique est une incohérence entre l’éthique personnelle de l’individu et celle imposée par l’entreprise. À cela peut s’ajouter la dissonance entre les valeurs prônées dans les projets d’établissement et la manière dont elles se traduisent sur le terrain. Parfois, la transition de la théorie à la pratique vis-à-vis de ces valeurs ne s’opère pas ou s’oublie par les objectifs quantitatifs appliqués à l’humain.
Diane : se retirer pour se préserver
C’est dans ce contexte tendu que Diane prend la parole. Elle souligne un paradoxe du travail social, à savoir l’intensité du lien humain, porteur de sens, coexistant avec un environnement institutionnel parfois toxique. De plus, une injonction à « tout donner » finit par user, par effacer les limites entre soi et le travail, jusqu’à mettre en péril la sphère personnelle.
« J’ai longtemps travaillé dans le secteur social, à des postes à responsabilités. Des années d’engagement, de présence, d’écoute. Et puis un jour, j’ai compris que je ne m’y retrouvais plus. Aujourd’hui, j’ai plus de 45 ans, et je ressens le besoin de vivre autrement. Ce n’est pas un rejet de ce que j’ai fait, bien au contraire. J’ai aimé ce travail, j’y ai mis beaucoup de moi, mais il ne me ressemble plus. Ce qui m’a poussée à partir, ce ne sont pas les publics, les personnes que j’ai accompagnées. C’est même souvent pour elles que je restais. Ce lien, ce sens-là, ont toujours été au cœur de mon engagement. Non, ce qui m’a usée, c’est tout ce qui entoure ce travail : des politiques sociales de plus en plus déconnectées des réalités du terrain, et surtout, un mode de management que je trouve inadapté. Trop souvent, les responsables manquent de moyens, de formation ou de vision. Et surtout, il y a cette culture du surinvestissement, presque sacrificielle, où l’on attend de chacun, notamment sur les postes à responsabilités, qu’il donne tout, comme si donner un peu moins, c’était déjà trahir la cause. Mais aujourd’hui, j’ai une famille, une vie personnelle que je refuse de sacrifier. J’ai envie de temps pour moi, pour mes proches. Et le social, tel qu’il est organisé, notamment dans le secteur de l’exclusion sociale, ne laisse que très peu de place à cela. C’est un engagement exigeant, parfois trop. Il demande une énergie constante, une forte disponibilité. Et à un moment, j’ai senti que je ne pouvais plus continuer sans me perdre. Il y avait aussi une frustration intellectuelle. J’ai ressenti un manque de stimulation, de réflexion de fond, de remise en question collective. Ce travail que j’aimais devenait routinier, presque mécanique, et ça ne me suffisait plus. Aujourd’hui, je garde un lien avec le social d’une autre façon. Je transmets, j’enseigne, j’accompagne autrement. C’est un rôle qui me correspond mieux, qui me permet de rester proche de ce qui m’anime sans me faire violence. Je continue à croire en ces causes, mais j’ai choisi une manière plus juste, plus équilibrée pour moi de les défendre. »
Camille : entre fidélité aux publics et défiance envers les institutions
À travers cette prise de distance, Diane questionne les formes de fidélité à son engagement. C’est aussi un fil rouge que l’on retrouve chez Camille, bien que son parcours emprunte d’autre détours. Éducatrice depuis bientôt sept ans, Camille a accompagné de nombreuses personnes dans diverses associations et institutions. « Il y a quelques années, j’ai été dans une situation de dissonance éthique tellement envahissante que j’ai développé des angoisses et des symptômes physiques. J’ai démissionné plusieurs fois, j’ai enchaîné les CDD sans trouver de sens. Le problème ne venait pas des gens que j’accompagnais, ça venait de moi d’une part, parce que je n’arrivais pas à gérer la frustration qui fait partie de notre quotidien. D’autre part, l’application de choix politiques ou managériaux me donnaient le sentiment d’être complice de maltraitance. Je pensais sincèrement que le social, c’était fini pour moi », explique-t-elle. Puis, alors qu’un grand nombre de professionnels du secteur et le milieu lui-même sont à bout de souffle, Camille postule à un poste sans vraiment y croire. Elle se dit que cela lui permettra de réfléchir quant à une nouvelle orientation professionnelle. « J’ai renoué avec le social, c’est d’abord grâce aux jeunes mais à une cheffe de service bienveillante qui nous fait confiance, une équipe plutôt soudée et une prise de distance face à des choses que je ne peux pas contrôler. J’ai appris à dire oui-oui face à des institutions dont la vitrine est plus importante que leurs missions, mais à œuvrer en cachette dans l’arrière-boutique. Je suis loyale envers les personnes que j’accompagne, pas envers les employeurs, c’est pour cela que je me suis engagée dans le social. Je me projette sur mon poste actuel et je n’ai pas encore démissionné (rires) ! » Rester ou partir, la question est fragile pour Camille. Si pour le moment, elle souhaite continuer sur son poste actuel, elle n’exclut pas la possibilité de quitter le travail social à l’avenir pour un autre projet.
Claire : changer pour continuer
Camille trouve son équilibre entre la fidélité aux publics et la prise de distance avec les structures. Claire, éducatrice spécialisée en santé mentale, a, quant à elle, un positionnement très introspectif. Pour elle, il ne s’agit pas d’un renoncement, mais d’un repositionnement nécessaire pour continuer à exercer ce métier sans y perdre son intégrité. Dans les métiers du lien, changer de cadre peut être un acte de fidélité à ses valeurs lorsque les contraintes politiques et administratives viennent freiner l’élan.
« Pour moi, le travail social n’est pas simplement un métier. C’est quelque chose de profondément ancré, presque inscrit dans ma chair. Je ne me vois pas faire autre chose, parce que cet engagement me structure, m’équilibre. Il m’offre une forme d’alignement intérieur que je n’ai jamais trouvée ailleurs. Ce qui m’épuise, en revanche, ce sont les politiques qui se durcissent, les logiques institutionnelles de plus en plus contraignantes, les demandes de renouvellement de subventions qui génèrent du stress et de l’instabilité. Elles rendent l’accompagnement humain difficile, parfois même impossible. Elles brident le sens, étouffent l’élan. Et à force de composer avec ces entraves, on s’abîme. Après dix années dans une même structure, je me suis sentie vidée, usée. J’ai compris alors qu’il fallait savoir partir, non pas pour renoncer, mais pour se préserver, pour continuer autrement. Dans ce métier, il faut parfois changer de lieu, de cadre, pour ne pas se perdre soi-même. Mais une chose demeure : défendre une cause, porter une parole, s’engager pour les autres, c’est ce qui me fait tenir debout. C’est là que je me sens vivante, à ma place. Je ne me vois pas exister autrement. Cet engagement, je ne l’abandonnerai pas. »
Corinne : rester pour résister
Le lien entre engagement et épuisement devient un terrain d’apprentissage, où changer de cadre n’est pas abandon mais acte de lucidité. Une idée que Corinne, forte de trente années comme monitrice-éducatrice dans la protection de l’enfance, nuance avec la force tranquille de l’expérience. « Mon parcours professionnel, parfois violent par l’institution, parfois par les jeunes qui n’ont pas d’autres moyens de communiquer que par la violence, a été jalonné de périodes difficiles, de questionnement tel que celui cité ci-dessus, des questions telles que : Suis-je à ma place ? Pourquoi continuer dans ce marasme, dans cette institution qui se dit protectrice ? On protège quoi ? Les jeunes, la société ? Ces questions et tant d’autres m’ont parfois déstabilisées. » Cependant, de ces nombreuses années auprès des jeunes et au sein d’une institution bien souvent décriée pour sa maltraitance et sa politique d’économie, ses mots traduisent un amour et un engagement vis-à-vis des jeunes qui n’ont pas taris.
« Rester, c’est résister ! », dit-elle parfois d’un ton calme telle une évidence et d’autres fois, de manière plus affirmée lorsqu’il s’agit de faire bouger les lignes. Si elle reste, à nouveau, ce n’est pas pour l’institution mais pour les jeunes qu’elle accompagne au quotidien. « Tous ces jeunes mis sur ma route, tous ces regards que j’ai croisés…» Corinne reste pour continuer à croire au potentiel et à la singularité de chaque jeune. La rencontre, la relation éducative, la confiance sont pour elle au cœur de son travail. Des mots empreints de sens qui demandent parfois une longue temporalité avant qu’ils se traduisent de manière concrète. « Je crois toujours et encore qu’un sourire, un regard, une parole peut leur être profitable un jour, demain, après demain ou dans 10 ans. Tous ces jeunes m’ont fait grandir. Alors je reste et résiste pour eux ! Et pour le reste je m’en accommode, je souris et parfois je dénonce. Sourire c’est aussi se protéger, c’est mettre de la distance dans ce qui peut être dérangeant, déroutant… trente ans dans la protection de l’enfance, j’ai appris à sourire ! » insiste-t-elle. « Je me fais petite pour ne pas bousculer les politiques sociales parce que je sais qu’il est bien difficile de lutter contre cette institution. Je me fais petite, je fais semblant d’entendre les injonctions mais surtout je continue auprès d’eux ! »
En filigrane de ces récits, une tension essentielle apparait. Entre attachement viscéral au sens du travail et rejet des formes qu’il prend, ces témoignages révèlent une dynamique ambivalente. La conclusion s’impose alors d’elle-même. Ces quatre trajectoires suivent une même dialectique. Dans le travail social, l’engagement ne va jamais sans tiraillement. Le désir d’agir se heurte aux réalités institutionnelles, et l’on avance tantôt par rejet, tantôt par fidélité. « Fuis-moi je te suis, suis-moi je te fuis. » C’est peut-être là que l’on trouve l’essence de cette vocation, dans une tension permanente entre le cœur et la raison, entre la fidélité au sens et la fuite d’un système devenu, parfois, insupportable.
Ressources :
– Le livre blanc du travail social (2023) dresse un état des lieux du secteur.
– Sociorama est un podcast qui se questionne et questionne l’univers de l’action sociale.
– @lesocialcrew sur instagram et Tiktok vulgarise et rend visible le travail social à travers des vidéos humoristique.
– L’éthique des petits pas dans le quotidien du travail : approche par une analyse phénoménologique interprétative (2022) se concentre sur le quotidien de huit travailleuses sociales (CESF).
– Dissonance éthique : forme de souffrance par la perte de sens au travail (2014) propose une définition du concept.
– Rapport (2025) résultant de la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de la protection de l’enfance.