Il y a autant de manières d’éduquer un enfant qu’il y a de parents sur Terre. Mais depuis fin 2024, on voit fleurir sur les réseaux sociaux des posts parodiant les adeptes de la méthode Montessori, venant de la part de parents s’auto-proclamant “Ghettosori”. Au-delà du simple débat éducatif, ce phénomène fait écho à une problématique féministe plus profonde : la persistance de stéréotypes réducteurs sur les rôles féminins, rappelant la division entre « la madone » et « la putain ».
Le 04 juin 2025, par Eva Mordacq
Tout commence en décembre 2024, quand la tiktokeuse et mère Jessica French Riviera tombe sur une vidéo où une créatrice de contenu met en avant la méthode Montessori avec des conseils. Aux yeux de la jeune maman, le propos n’est pas malveillant mais la façon de le livrer est perçue comme culpabilisante. C’est là un reproche qu’elle fait souvent aux adeptes de cette méthodologie, et bien qu’il y ait du bon à aller glaner partout en matière d’éducation, il reste vrai que les conseils, venant parfois d’inconnu·es, peuvent peser lourd sur le quotidien des parents.
Elle se met alors en tête de parodier la pédagogie Montessori le temps d’une blague et se filme en train d’expliquer ce qu’est une maman Ghettosori, construite en opposition à la maman Montessori, qui elle, est parfaite en toute circonstance.
Là, les compteurs explosent. Sa vidéo est vue, likée, partagée et reprise par de nombreux autres parents qui se retrouvent dans cette critique des standards de perfection parentale. Parmi les pratiques revendiquées dans ces vidéos, il y a :
- Donner des chips à manger pour le dîner
- Remplacer les comptines par du rap à l’heure du coucher
- Interdire les caprices quoi qu’il arrive
- Inviter les plus jeunes à répondre à l’agressivité par l’agressivité afin de ne pas être “une victime”
- Faire participer les enfants aux tâches ménagères dès leur plus jeune âge
- Considérer que l’enfant n’est pas l’égal du parent
- Rester en pyjama toute la journée dès que possible
En bref, il s’agit là d’une parfaite inversion des préceptes Montessori, qui eux, placent la bienveillance, l’autonomie, l’expérimentation et la gestion des émotions au cœur de l’apprentissage.
La maman “parfaite” Montessori est moquée par la maman Ghettosori qui revendique élever ses enfants “comme elle le peut”. Pas d’image lisse et sans défaut d’une femme tirée à quatre épingles peu importe la situation et qui ne perd jamais son sang froid face à une crise enfantine.
De la maternité à la féminité : un éternel jugement
Au premier abord, le débat entre les approches Montessori et Ghettosori peut sembler n’être qu’une simple querelle sur les méthodes d’éducation. Cependant, en y regardant de plus près, on peut reconnaître là un relan du dilemme de la madone et de la putain, un vieux cliché contre lequel les féministes n’ont visiblement pas fini de se battre.
Ce concept est central dans la pensée féministe de la libération du corps des femmes. Il enferme la moitié de l’humanité dans des cases rigides, simplistes et réductrices ; diminuant ainsi tout ce qu’elles peuvent ou devraient pouvoir être.
La société patriarcale, et depuis peu en particulier les influenceurs masculinistes, inondent le débat public d’exemples de femmes qu’ils font rentrer dans la case de la vierge (la madone), qui mérite d’être bien traitée, d’être épousée et d’être la mère de leurs enfants, et de l’autre côté la putain, qui elle, ne mérite rien de plus qu’être traitée comme un objet sexuel puisqu’elle est jugée comme impure et indigne. Les deux archétypes font des femmes des good girls ou des bad girls, tout comme le débat mère montessori ou ghettosori oppose les bonnes aux mauvaises mères, sans aucune nuance non plus.
Cette nouvelle manifestation d’un vieux stéréotype nous invite à réfléchir sur la persistance des jugements binaires auxquels les femmes sont soumises, surtout dans leur rôle de mère.
Florence Beuken, thérapeute familiale, nuance cependant cette lecture en soulignant que « Chaque partie, dans cette situation, se perçoit comme ‘le bon parent’ et l’autre, opposé, comme ‘le mauvais parent’. Les parents Ghettosori valorisent la fermeté et le cadre, et voient l’éducation positive comme du laxisme. À l’inverse, les parents adeptes de l’éducation positive assimilent souvent les autres à des parents durs, insensibles, voire à des adeptes des Violences Éducatives Ordinaires (VEO). »
Ainsi, selon l’experte, « Les deux parentalités proposées sont bien souvent caricaturales, extrêmes. On peut effectivement parler de VEO pour les uns, et de laxisme pour les autres. »
Attention aux débordements
Comme avec beaucoup de trends TikTok de ce genre, on a pu observer que certaines personnes allaient trop loin. Se revendiquer être un parent ghettosori n’est en effet pas un passe droit aux VEO. Les fessées par exemple, ainsi que les insultes, sont interdites par la loi depuis 2019.
Malheureusement, certains contenus sous le hashtag #Ghettosori ont parfois franchi cette limite, en banalisant voire en encourageant des comportements inadmissibles. Derrière la revendication d’authenticité et de rejet de la pression sociale, certains parents ont justifié des actes violents ou humiliants envers leurs enfants, sous couvert d’humour ou de provocation.
Il est donc crucial de rappeler que la liberté d’expression et la remise en question des normes parentales ne doivent jamais servir de prétexte à la maltraitance. Élever ses enfants “comme on peut” ne signifie pas tout permettre. La parodie et la critique sociale ont leur place, mais le respect de l’intégrité physique et psychique de l’enfant reste une limite infranchissable.
Par ailleurs, ce phénomène met en lumière un autre enjeu : la nécessité d’un soutien réel et bienveillant aux parents, loin des injonctions culpabilisantes ou des caricatures extrêmes. La pression sociale sur la “bonne mère” est immense, et le rejet de cette pression ne doit pas se transformer en abandon des responsabilités éducatives essentielles.
Pour Florence Beuken, « Le ‘secret’ est évidemment un juste équilibre entre, d’une part, le soutien, l’écoute des besoins et des émotions, et d’autre part un cadre, des règles, des repères, de la sécurité. » Elle rappelle que les extrêmes, qu’ils soient du côté du laxisme ou de la rigidité, sont rarement bénéfiques pour l’enfant.
RESSOURCES :
– L’article de Madmoizelle sur le phénomène de la vierge et de la putain
– Le compte Tik Tok de Jessica French Riviera
– La vidéo Ghettosori : qu’est-ce que c’est que ce truc ? de Florence Beuken
– Le livre Moi, j’aurais pas fait comme ça… de Lauraine Meyer et Chloé Genovesi Fluitman