À la question « peut-on décider de vivre sans abri ? » Ysmaël répond par l’affirmative. Bien que son choix fût motivé par un événement douloureux, il déclare désormais que ce mode de vie, qu’il adopte depuis 26 ans, lui correspond. Cette façon de vivre lui permet d’éviter des responsabilités qu’il estime difficile à assumer et lui offre une liberté qu’il affectionne. Il nous livre le récit de sa vie de nomade au fil des saisons.
Le 18/04/2024, par Esther Benezech
Depuis 1998, Ysmaël vagabonde au gré des saisons, mais revient toujours à sa base, à Ramonville Saint Agne, dans le sud de la France. Son errance, il la lie à un déchirement né d’une trahison du cœur : « c’est à cause de ma femme que je me retrouve aujourd’hui à la rue. Elle m’a trompé parce que j’étais trop accaparé par mon travail » ironise-t-il. À partir de là, il rompt tout lien « J’ai fui toute responsabilité » et retourne à la rue, une compagne de route de ses jeunes années. « Ce n’était pas nouveau pour moi. J’avais déjà trouvé refuge dans la rue de mes 12 ans à mes 18 ans. Peut-être étais-je destiné à ce mode de vie d’errance ?» Abandonné par sa mère à l’âge de huit ans, Ysmaël fut placé en famille d’accueil, avant de fuguer et de passer plusieurs années sans domicile. Bien que rude, cette période fut également marquée par des souvenirs agréables, faits de rencontres, de solidarité et de liberté. Ainsi, lorsqu’il y retourne huit ans plus tard, il porte déjà avec lui tout un bagage d’expériences qui facilitera son adaptation.
C’est dans un parc à Ramonville Saint-Agne, un lieu où il a l’habitude de se poser, que je rencontre Ysmaël. C’est la fin de l’hiver. Avec précaution, il étale une couverture sur l’herbe encore humide, et me propose gentiment de m’y installer, tout en m’offrant un soda. Après s’être assuré de mon confort et des conditions de l’entretien, nous entamons notre échange. David, son seul véritable ami, est également présent, ainsi que Scheppa, le chien d’Ysmaël, fidèle compagnon depuis sept ans.
L’été, une saison ardente et moins solidaire
Pour Ysmaël et David, l’été représente sans conteste la période la plus difficile de leur mode de vie. La recherche de fraîcheur s’impose comme une nécessité vitale, souvent difficile à satisfaire. La chaleur devient alors une épreuve à affronter au quotidien. Les moustiques et les frelons ajoutent encore à ces difficultés. Pour Scheppa, l’été reste aussi un obstacle, nécessitant une attention accrue et une vigilance constante à ses besoins primaires.
De plus, durant cette saison, la mendicité est plus difficile. Ysmaël constate une diminution des dons. « L’été, les gens oublient qu’il y a des personnes SDF. Je me sens davantage abandonné ». Certaines villes connaissent également une baisse de fréquentation, invitant Ysmaël à migrer vers des endroits plus propices, comme Castelnaudary, où il se sent moins isolé. En effet, dans cette période, la solitude est un poids lourd à porter. « Sans personne je serai malheureux. J’aime les gens, je m’intéresse à eux », exprime Ysmaël.
Dans son étude intitulée « Les « S.D.F, de qui parle-t-on ? », Julien Damon explique à travers les travaux de Bunis, Snow et Yancik, que dans les pays de tradition judéo-chrétienne, depuis l’hiver 1954 qui a médiatisé le décès de personnes sans abri, les sentiments de sympathie à leur égard se manifestent principalement à l’approche des fêtes de fin d’année. C’est en décembre que les actions de solidarité et de charité atteignent leur apogée. Pourtant, l’été représente une période à haut risque pour la santé des personnes sans abri, mais elle suscite moins de mobilisation de la part du public.
L’hiver, retour au point d’ancrage et chaleur humaine
L’hiver invite Ysmaël à retrouver sa base, un lieu où il se sent bien, car il trouve les gens chaleureux et il se sent respecté par la police. « Je me suis installé derrière une machine à laver, avec Scheppa à mes côtés. » Outre le fait de se protéger du vent et des intempéries, trois caméras de surveillance des commerces environnants lui procurent un sentiment de sécurité. Pour dormir, Ysmaël étend deux couettes sur le sol et se couvre avec une couverture, une bâche et une autre couverture. Scheppa dispose d’une couverture et d’un lit, « je lui accorde la priorité, je veux qu’il soit à l’abri et qu’il mange à sa faim. »
Autrefois, c’était une tente qui le protégeait, mais maintenant, c’est à même le sol, près d’un supermarché, qu’Ysmaël passe tout l’hiver. Pour cuisiner, il utilise de l’alcool à brûler, un moyen simple mais efficace et il se lave avec quelques lingettes pour bébés, soulignant la difficulté de trouver une douche.
L’hiver est sa saison préférée. « Le froid, la tranquillité, l’absence de transpiration me conviennent. Mon corps, pourtant, ressent parfois le poids des années, j’ai 51 ans. » Mais l’idée de s’installer dans un appartement l’oppresse, comme s’il devait renoncer à sa liberté. « J’ai connu une vie avant, avec un travail, une femme, des enfants. Mais la rue offre une forme de facilité, une liberté sans contraintes ni responsabilités. Je n’ai même plus de carte d’identité. » Aujourd’hui il apprécie les moments simples : regarder des films sur sa tablette, discuter avec ses amis, se promener, se sentir libre. Les commerçants le connaissent et il se sent accepté dans ce quartier. Ysmaël ne vit que de la mendicité, sans recours aux aides sociales. Il se sent heureux même si une tristesse s’invite aux moments des fêtes familiales et des anniversaires, ravivant alors des souvenirs douloureux.
Bien qu’Ysmaël ait beaucoup voyagé, il revient toujours à Ramonville Saint Agne pour retrouver des repères. Cet ancrage où les visages sont familiers et où les gens le reconnaissent est réconfortant.
Les saisons « entre deux » : la cigale et la fourmi
Quand le printemps déploie ses premiers rayons de soleil, Ysmaël quitte Ramonville pour rejoindre Castelnaudary. Il apprécie cette saison plus clémente, bien que, comme le fait remarquer David, le sol est souvent détrempé, nécessitant que le printemps s’installe vraiment pour en apprécier les bienfaits. Sensible à la beauté de la nature, Ysmaël savoure cette période « Le matin aussi, quand le soleil se lève, ça fait une boule rouge qui monte dans le ciel. C’est magnifique. J’y suis sensible », confie-t-il, et « J’aime regarder les étoiles ». « J’aime bien l’automne aussi, même si le paysage n’est pas le plus joli », partage t-il. Malgré l’absence de fleurs, les balades offrent une échappatoire vers une nature bienveillante, même en plein cœur de la ville.
Cependant, la vie dans la rue ne laisse guère de répit. « Au début de l’automne, je me prépare pour l’hiver, comme la fourmi. Je fais des réserves. », révèle-t-il, évoquant avec pragmatisme la nécessité de se préparer aux rigueurs de l’hiver. Pour survivre, une résistance physique est indispensable. « Maintenant en vieillissant je vais moins loin. Je n’ai plus de jambes », relate-t-il, conscient que son mode de vie le rend plus vulnérable à la fatigue, aux maladies cardio-vasculaires et respiratoires. « Je suis sensible à l’odeur des pots d’échappement », explique-t ’il. Son corps subit, ses poumons peinent. La pollution atmosphérique affecte de façon disproportionnée les personnes souffrant de maladies cardio-respiratoires, notamment celles qui passent beaucoup de temps à l’extérieur. Ainsi, les personnes sans abri sont particulièrement exposées. En 2015, l’Institut de la Veille Sanitaire (InVS) constate que les principales causes de décès chez les personnes sans abri « sont les maladies cardio-vasculaires, les accidents, les intoxications et les suicides ».
Pour subsister à la rue, une force mentale est tout aussi essentielle, souligne-t-il. « Il faut quelqu’un qui vous montre les ficelles du métier ». Lorsqu’il s’est retrouvé sans abri à un très jeune âge, il a été pris sous l’aile d’autres compagnons de route, ce qui lui a permis de trouver sa place et de survivre. Cependant, il constate que la solidarité entre personnes sans abri est moins présente aujourd’hui. « Il n’y a quasi plus de fraternité aujourd’hui entre personnes sans abri. C’est chacun pour soi ». De plus, les tentations guettent, « C’est dur de ne pas sombrer dans les addictions », ajoute-t-il, car l’alcool fait passer le temps.
Pour Ysmaël, le temps se décline au jour le jour. « Je n’attends plus rien de la vie. Je vis au quotidien », conclut-il, témoignant d’une résignation teintée d’une forme de liberté qui s’épanouit dans l’instant présent, loin des illusions perdues. Pour lui, « les contraintes liées au climat sont largement supportables comparées aux contraintes d’avoir un appartement, un travail ou de payer les factures. »
Ainsi va sa vie, au rythme des saisons et au gré des vents. Dans le tumulte de la rue, il trouve sa liberté, sa vérité et son chemin. Avec simplicité, il nous rappelle que même dans la rue, la poésie peut éclairer notre regard sur le monde.