PRISON : LA SENSORIALITÉ INCARCÉRÉE

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triplette MA blois © CGLPL
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Éloignée des préoccupations premières de l’administration pénitentiaire, la sensorialité n’échappe pas à l’incarcération. La prison implique une vue limitée, des odeurs imposées, des bruits incessants, un goût sans saveur et un toucher contrôlé. Elle condamne les sens dans un espace restreint et sécuritaire. Malgré des différences entre les prisons, les effets de la sensorialité incarcérée sont multiples.

Le 05/03/2024, par Josépha Le Sourd Le Clainche

Dans son discours du 28 octobre 1943, W.Churchill disait : « Nous façonnons nos bâtiments, ceux-ci à leur tour nous façonnent ». De la maison d’arrêt à la maison centrale, en ville, en périphérie ou en campagne, les prisons sont nombreuses. À chaque prison, son ambiance, sa réputation, ses quartiers, ses régimes spécifiques mais aussi ses scandales et parfois, ses innovations. L’impact de l’incarcération sur les sens est rarement pensé par l’institution. Pourtant, ils sont indispensables pour se repérer et appréhender l’environnement dans lequel l’individu se situe. Selon l’anthropologue David Lebreton, ils sont le fruit de l’interaction entre le corps et ce qui l’entoure. Par son architecture et son pouvoir disciplinaire sur les individus, l’institution carcérale agit sur les sens.

 La vue, une myopie carcérale

Philippe, âgé de 29 ans, habite au douzième étage d’un immeuble avec balcon au cœur d’une ville ornaise. Après sept années de détention, il est accompagné depuis trois ans par une association pour se réinsérer : « Tous les jours, je regarde l’horizon. Tous les jours, j’ai l’impression d’avoir un paysage différent ». Entre Plœmeur et Caen, les vues depuis ses cellules n’ont jamais dépassé le premier étage. Selon les prisons, certains ou certaines peuvent avoir accès à quelques mètres carrés de verdure, à un bout de ciel, de mer ou la cime d’un arbre. Cependant, elles ont toutes en commun d’empêcher le regard de se porter loin. Les obstacles sont en partie matériels. L’horizon se limite aux murs d’enceinte à l’intérieur desquels les concertinas, les cours délabrées et les caillebotis fixés aux fenêtres des cellules empêchent la luminosité d’entrer. L’architecture des prisons est pensée afin que l’individu ne puisse pas se repérer. Les longs couloirs offrent une perspective illusoire malgré les tentatives de rendre leurs nouvelles constructions plus humaines. En 1991, Daniel Gonin, médecin dans les prisons lyonnaises constatait déjà l’impact de l’incarcération sur la vue : « Dans les vieux bâtiments surtout, où le prisonnier ne doit rien voir, son champ de vision est constamment empêché. La vue s’éloigne de l’horizon et se fait basse ; pire, elle ne cesse de baisser. 31 % des entrants en prison ont l’impression que leur vue baisse dans les quatre premiers mois d’incarcération, plus de 44 % après six mois et près de 50 % après un an ». Dans un paysage carcéral majoritairement gris et bétonné, les détails anodins à l’extérieur sont parfois extraordinaires à l’intérieur des murs. À la prison de Caen, « Au bâtiment C, la particularité, c’est qu’on pouvait avoir un potager. Une année, il y avait plein de tomates et il y en avait de toutes les couleurs », se souvient Philippe. Les potagers ne sont pas autorisés dans toutes les prisons. Pourtant, ils cochent plusieurs objectifs défendus par l’institution et stimulent les sens. Ces espaces se méritent et ne sont accessibles que pour une partie des personnes détenues.

Des sons intérieurs imposés et des sons extérieurs étrangers

Au quotidien, le bruit des portes et des clés composent le fond sonore. Les sondages barreaux, l’ouverture des œilletons, ou quelquefois les cris, viennent ponctuer la symphonie savamment orchestrée. Le son de l’aération en continue empêche le silence de s’installer. Ces bruits parasites deviennent une habitude, et paradoxalement, structurent le quotidien : « Pour moi, le bruit qui m’a vraiment marqué, c’est les clés. Dès que j’entendais le bruit des clés, je savais qu’il fallait être debout. C’était un peu comme un réveil », raconte Philippe. Les clés sont le signe d’une ouverture de porte pour fouiller la cellule ou pour en sortir. Elles sont le signal d’un mouvement. Les portes se déverrouillent par un bruit sec que font les échos du métal jusqu’au lieu de destination : les ateliers, les parloirs, les rendez-vous, les activités, les promenades, la sortie. Loin d’être des sons agréables, Daniel Gonin observe une augmentation de l’acuité auditive. Il relève également une sensibilité au moindre bruit chez 47 % de personnes détenues durant les premiers mois d’incarcération.

«J’entendais un bruit, mais je n’arrivais pas à l’identifier. Quelque chose qui grésillait comme quand on essaye de régler la télé. Il y a certains bruits, je n’arrivais plus à les reconnaître. Il y a même d’autres bruits qui m’agaçaient. De ne plus les entendre régulièrement, ces bruits m’énervaient. »

Alors que les sons de la détention sont des compagnons de vie imposés, les sons extérieurs qui s’immiscent entre les barbelés et les murs épais deviennent des bruits étrangers. «J’entendais un bruit, mais je n’arrivais pas à l’identifier. Quelque chose qui grésillait comme quand on essaye de régler la télé. Il y a certains bruits, je n’arrivais plus à les reconnaître. Il y a même d’autres bruits qui m’agaçaient. De ne les plus entendre régulièrement, ces bruits m’énervaient. » Philippe évoque le souvenir des mouettes qui se rassemblaient tous les jours à la fenêtre de sa cellule du centre pénitentiaire de Plœmeur. C’était l’heure des repas. Elles se battaient pour les quelques miettes de nourriture jetées à travers les caillebotis. Il explique également le visionnage des documentaires à la télévision qu’il ne pouvait plus regarder, les sons le gênaient. Après un transfert à la prison de Caen, Philippe allait mieux, ses sens aussi, sans pour autant être libre.
Les bruits carcéraux deviennent des guides pour se repérer dans le temps et l’espace. Ils s’ancrent dans la mémoire des personnes détenues. « Même après la détention, dès que j’entendais un trousseau de clé, j’étais debout devant la porte, alors qu’en fait, j’avais la clé. » L’imprégnation de ces bruits sur le long terme peut laisser des cicatrices auditives à la sortie lorsque ce fond sonore se confronte au bouillon sensoriel de l’extérieur. Grâce à la sophrologie, Philippe a pu convoquer des sons agréables et choisis. En détention, il s’imaginait le bruit de l’eau qui ruisselle pour apaiser ses angoisses. Aujourd’hui, depuis son balcon, il peut entendre le bruit de l’eau avec la Sarthe qui passe à proximité de son immeuble.

Si la prison avait une odeur

Tous les ans, la surpopulation carcérale est dénoncée par les associations, notamment l’observatoire international des prisons, qui luttent pour des conditions de détention dignes. Le 1 er janvier 2024, les prisons françaises comptaient 75 897 personnes détenues pour une capacité opérationnelle nettement inférieure. À plusieurs dans des cellules de 9m2, la promiscuité est inévitable. L’intimité n’existe pas et la cellule individuelle est un luxe. Pour échapper temporairement à cette cohabitation forcée, certains ou certaines demandent à être placés à l’isolement, d’autres sont prêts à faire « des  dingueries » pour quelques instants de solitude. Le prix à payer est lourd et n’empêche pas les odeurs des corps, de la « gamelle » et du manque d’accès à l’hygiène de circuler. Sur 9m2, les toilettes rarement cloisonnées prennent peu de place. Leurs odeurs, en revanche, envahissent toute la pièce. « Le système de la chasse d’eau communiquait avec les toilettes de la cellule voisine. Si les toilettes d’à côté étaient bouchées, ça risquait de déborder de l’autre », raconte Philippe. Cette description peu reluisante est une réalité partagée par des milliers de personnes détenues.

« Il y avait des fleurs mais elles n’avaient pas d’odeur. Pourtant, c’étaient des vraies fleurs, mais on avait l’impression que c’était du plastique. C’est comme si elles n’étaient pas vivantes »

Les parfums ne sont pas autorisés en détention. Les quelques fleurs qui se frayent un chemin autour des bâtiments n’ont pas la même signification qu’à l’extérieur. Les produits d’hygiène ne peuvent pas reproduire l’odeur authentique et naturelle des senteurs qui nous font d’habitude voyager. Les odeurs sont aspirées par la prison. « Il y avait des fleurs mais elles n’avaient pas d’odeur. Pourtant, c’était des vraies fleurs, mais on avait l’impression que c’était du plastique. C’est comme si elles n’étaient pas vivantes », souligne Philippe. Les odeurs extérieures peuvent être apportées par les proches. Parfois, quelques gouttes éphémères d’un parfum sont vaporisées sur le tissu avant que l’institution n’y pose son empreinte odorante.
Au quotidien, il faut être au bon endroit au bon moment pour saisir une senteur agréable et passagère. Pour Philippe, c’étaient les effluves de la pâtisserie : « Cette odeur, quand ça venait juste de sortir du four ! C’était une odeur qu’on n’avait pas souvent, mais qui était toujours très agréable ». Depuis sa sortie, lors de ses  promenades en ville, il s’arrête toujours lorsqu’il passe devant un fleuriste. Il apprécie de nouveau pouvoir sentir les fleurs avec ce sentiment qu’à l’extérieur, elles sont en vie.

La quête du goût, un sens fantôme

Pour les indigents, il y a la « gamelle ». Un repas peu coûteux et sans goût. Les personnes détenues possédant un pécule peuvent cantiner des produits sur catalogue. La liste reste limitée. « En détention, c’étaient principalement des aliments en boites. On a l’impression de toujours avoir le même goût. Les produits sont chers. Au niveau gustatif, on en perd » analyse Philippe. Un ventilateur et une fourchette pour faire des œufs en neige, deux poêles pour recréer les principes d’un four. Les personnes détenues usent de stratégies pour rendre les aliments moins fades. La quête du goût est sans fin. Malgré des astuces et des inventions pour éveiller les papilles, les saveurs sont des fantômes. « Du fenouil avec du poisson. À chaque fois que je pense à ce repas-là, ça me rappelle ma grand-mère » imagine Philippe à l’évocation de son repas idéal. À l’extérieur, le goût s’accompagne d’une dimension affective par les souvenirs et le « fait-maison », absent en détention. La précarité alimentaire et la recherche de goût engendrent des trafics autour de la nourriture comme l’explique la journaliste Lucie Inland dans son interview par Streetpress. « Notre santé, on a l’impression qu’elle se confine. Dès qu’on sort et qu’on commence à se remettre dans un rythme, c’est comme si elle se réveillait. J’ai dû changer mes habitudes alimentaires. Il y a certains aliments que je ne peux plus consommer. » En détention, il est difficile de manger équilibré. Ce n’est pas sans conséquence sur la santé. Pour Philippe, sa santé et ses sens ont été en « standby » le temps de son incarcération : « notre santé, on a l’impression qu’elle se confine. Dès qu’on sort et qu’on commence à se remettre dans un rythme, c’est comme si elle se réveillait. J’ai dû changer mes habitudes alimentaires. Il y a certains aliments que je ne peux plus consommer. » En prison, se nourrir vient souvent répondre au besoin primaire pour ne pas mourir. La dimension du plaisir à travers les sens est importante pour comprendre en quoi l’enfermement peut les impacter. La qualité de la nourriture est discutable. Le plaisir gustatif reste une exception.

Le toucher en voie de disparition

Les parloirs et les unités de vie familiale (UVF) sont les lieux uniques pour rencontrer les proches en détention. Les permissions de sortie sont une autre possibilité à condition que les personnes détenues y soient éligibles. Cependant, plusieurs obstacles peuvent empêcher cette possibilité du toucher. Les trajets jusqu’aux lieux d’incarcération supposent d’avoir les ressources financières et le temps nécessaire. Une fois sur les lieux, les restrictions, les règlements et les retards peuvent mettre à mal les visites. Un certain nombre de prisons n’ont pas d’UVF et certaines personnes détenues n’ont pas de visite. Les relations physiques ou sexuelles entre co-détenu.e.s sont taboues. Pourtant, elles sont réelles et viennent répondre à un manque. Les viols sont également mis sous silence malgré les violences relatées à ce sujet. Dans les prisons les plus sécuritaires, les palpations se font à chaque sortie et retour en cellule plusieurs fois par jour. Les fouilles à nue sont pratiquées. Le corps d’une personne détenue devient un objet malléable à la merci des autorisations et des permissions accordées par l’institution pénitentiaire. Pour autant, le toucher ne se résume pas uniquement à la rencontre des corps. Des matières ou des reliefs peuvent déclencher une sensation rarement accessible en détention. L’institution impose ce qui est palpable et ce qui ne l’est pas, les objets autorisés ou interdits.

« Les chats, c’était un peu comme un échappatoire. Ça nous permet de penser à autre chose. Je sais que je n’étais pas le seul à le faire, mais des fois, on était tranquille avec un chat
puis on lui parlait. C’était devenu notre confident. Des fois, ils étaient doux, d’autres fois, au toucher, ils étaient rugueux. »

Au centre pénitentiaire de Caen, Philippe se souvient des chats présents au rez-de-chaussée de son bâtiment. La présence d’animaux apaise et vient casser la monotonie carcérale : « Les chats étaient un peu comme un échappatoire. Ça nous permet de penser à autre chose. Je sais que je n’étais pas le seul à le faire, mais des fois, nous étions tranquilles avec un chat puis nous lui parlions. Les chats devenaient nos confidents. Des fois, ils étaient doux, d’autres fois, au toucher, ils étaient rugueux. » Des programmes de médiation animale ont été mis en place dans quelques régions. Des animaux viennent en prison et des personnes détenues vont à leur rencontre à l’extérieur. Bien que le toucher reste contrôlé par l’institution carcérale, certains professionnels innovent pour en permettre l’accès et par ce biais, travailler d’autres aspects de la peine.

L’imaginaire comme stratégie de lutte sensorielle

En détention, des activités culturelles sont proposées à travers diverses disciplines artistiques. Si l’objectif de la culture comme facteur de réinsertion sociale est noble, les propositions restent insuffisantes. L’objet culturel permet de stimuler les sens mais reste cantonné à une activité de loisir. Or, la pénitence n’inclut pas le loisir ni le plaisir. Des initiatives encore timides voient le jour pour favoriser l’aller-vers la culture en milieu ouvert. Philippe se souvient d’une sortie au bord de la mer, incluant la visite d’un musée, organisée à l’initiative des psychologues PEP (parcours d’exécution de peine) de l’administration pénitentiaire. Ces permissions dedans-dehors donnent à voir les changements sensoriels que peuvent avoir ces sorties sur les personnes détenues. Elles sont néanmoins peu développées du fait des contraintes logistiques et sécuritaires. Alors en cellule, certains ou certaines lisent et deviennent les protagonistes d’une autre histoire. D’autres entament des formations universitaires et se projettent dans une vie au-delà des murs. Des cellules sont investies, décorées par des photographies, des publicités, des dessins, effaçant petit à petit l’aspect déshumanisant des lieux. Vivre sa peine plutôt que la subir. Une partie des personnes incarcérées gardent précieusement les souvenirs sensoriels dans le dernier espace d’intimité qui leur reste. L’imaginaire constitue le dernier rempart pour les sens avant le vide. 

La privation sensorielle est assimilée à une forme de torture. Face à celle-ci, le projet INSIDE-OUTSIDE – Dire la prison de Bertrand Gaudillère et Clara Grisot mené par Prison Insider montre la place de l’imagination et de la créativité pour pallier à ce manque.  À travers une correspondance photographique et artistique, une dizaine de personnes détenues dans le monde partagent leurs émotions, leurs sensations et leurs vies en prison. Sans effacer la souffrance quotidienne de l’enfermement, leurs témoignages nous ouvrent les portes vers leurs imaginaires. La lecture nous révèle comment les participants convoquent des souvenirs ou créent de nouvelles histoires à partir des sens depuis leurs cellules. La sensorialité prend vie et se désincarcère temporairement.

Si la sensorialité en détention comprend des études et des témoignages, les effets à la sortie sont quant à eux peu étudiés. Le manque de stimulations sensorielles à un impact certain sur le plan physique, psychologique, social et sanitaire. Cette problématique est peu investie en détention mais également dans la préparation à la sortie : « Le plus dur, ça a été de sortir tout seul. C’était la première fois. J’étais partagé entre l’envie de rentrer et l’envie de fuir. J’étais tellement stressé et mal de revenir en détention. J’essayais de trop anticiper, sur ce qui pouvait se dire et se passer. C’était un stress supplémentaire et des angoisses. Sortir, c’est réapprendre à vivre tout simplement. Pendant un moment, j’avais presque l’impression d’être un enfant à qui on réapprend les choses » décrit Philippe.

La prison façonne les sens. Certains sont atrophiés, d’autres se modifient ou disparaissent de manière irréversible.
La sensorialité reste une donnée difficilement quantifiable. Elle représente peu de plus value pour les statistiques et un obstacle au tout sécuritaire. Le concept de double peine est désuet tant les peines dans la peine s’accumulent. La privation des sens en constitue une énième.

Ressources 

– Revue Dedans-Dehors, l’Observatoire international des prisons :  Observatoire International des Prisons – Section française (OIP-SF)

– Prison insider, site d’informations sur les conditions carcérales dans le monde : Prison Insider – L’info sur les prisons dans le monde (prison-insider.com)

– Le Breton, David. La saveur du monde. Une anthropologie des sens. Éditions Métailié, 2006 : La saveur du monde – David Le Breton | Cairn.info

– Chauvenet Antoinette. Dr Daniel Gonin : La Santé incarcérée ; médecine et conditions de vie en détention. In: Sciences sociales et santé. Volume 10, n°1, 1992. pp. 135-138 : Dr Daniel Gonin : La Santé incarcérée ; médecine et conditions de vie en détention – Persée (persee.fr)