POLITIQUE DE LA VILLE : LE SOCIAL EN DÉSUÉTUDE

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© Polina Silivanova
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La politique de la ville, un dispositif destiné à améliorer les conditions de vie des habitants des quartiers les plus vulnérables, tend à se détourner depuis plusieurs années de ses objectifs initiaux pour une utilisation centrée sur les préoccupations sécuritaires. Andréa, ancienne chargée de mission dans l’ouest de la France, nous partage son analyse sur ce programme, reflet des préoccupations actuelles, à une échelle territoriale.

Le 20 octobre 2024, par Josépha Le Sourd Le Clainche

Selon la définition officielle, « La politique de la ville a pour but de réduire les écarts de développement au sein des villes. Elle vise à restaurer l’égalité républicaine dans les quartiers les plus pauvres et à améliorer les conditions de vie de leurs habitants, qui subissent un chômage et un décrochage scolaire plus élevés qu’ailleurs, et des difficultés d’accès aux services et aux soins, notamment ». Celle-ci s’applique dans les quartiers prioritaires de la ville (QPV), appellation créée en 2014 par la loi Lamy, où à partir d’un critère unique, le revenu, une comparaison est effectuée entre le quartier, son unité urbaine d’appartenance et les revenus de la France Métropolitaine. La politique de la ville est régie par les « engagements quartiers 2030 » mis en œuvre par une contractualisation qui définit les orientations et les axes d’intervention portés par les collectivités locales, l’État et les partenaires. « Un appel à projets annuel est lancé et une instruction des dossiers est effectuée. Ensuite, les différents partenaires qui composent le comité technique se rassemblent pour échanger sur les associations. Pour terminer, la programmation est validée par les élus en comité de pilotage et les associations sont informées des financements ou non » explique Andréa. Un mille-feuille politico-administratif dont la dimension sociale et la parole de l’habitant semblent être reléguées en second plan alors qu’elles en sont théoriquement le cœur.

Pour l’ancienne chargée de mission, c’est un idéal-type. Elle compare l’objectif de départ éphémère de ce dispositif aux « restos du coeur », association fondée par Coluche. « La politique de la ville devait exister dans le but de lutter contre des inégalités persistantes à une époque donnée et aujourd’hui, on constate qu’elle existe encore. » Si le but originel est noble, après soixante dix années d’existence, le dispositif questionne tant dans son application que dans ses significations. De son expérience, Andréa en tire sa propre définition : « C’est une aide financière apportée par les collectivités pour le développement d’un service associatif sur les quartiers les plus précaires. J’entends par là, que pour moi, elle a perdu tout son sens en terme de “politique de la ville”, elle n’a plus de cohérence générale si les chargés de mission ne s’efforcent pas de s’investir fortement sur le volet social. » 

L’habitant, une donnée facultative

Le volet social suppose de rencontrer les habitants afin de recueillir leur parole et d’œuvrer à leur côté. Si la finalité d’un lieu de vie agréable et accessible est commun aux habitants et aux acteurs de la ville, les modalités pour y parvenir divergent. « Lorsque nous entrons dans la gestion de projet, nous fréquentons les habitants, les maisons de quartier et d’autres services. Ainsi, le contact et la dimension sociale sont en accord avec l’objectif premier de la politique de la ville. Cependant, quand nous entrons dans une dimension plus politique, nous changeons complètement de prisme. Les élus parlent des habitants comme étant leur objectif mais finalement les jeux de dialogue entre acteurs institutionnels sont au détriment des acteurs de proximité. »

Des aspects inaccessibles et peu audibles constituent des obstacles à la vision de l’habitant comme acteur premier dans la mise en œuvre de la politique de la ville. L’opacité des institutions étatiques et le rapport de domination qu’elles sous-entendent peuvent résulter sur un sentiment d’illégitimité. « La place de l’habitant reste floue. Il existe les “Conseils Citoyens” qui ont différents noms selon les territoires. Un représentant peut siéger dans les comités de pilotage mais en général celui-ci n’est pas toujours familier avec ces process institutionnels. Il est seul face à 20 ou 30 personnes qui sont des professionnels, des élus, ou des directeurs. Certains ont des professions ou “une grande gueule” , ce qui est un atout dans ce contexte mais il y en a d’autres, on ne les entend pas. De plus, les seules fois où j’ai vu un représentant parler, on se rend compte que son avis est consultatif » analyse Andréa. L’efficacité des conseils citoyens est relative en fonction des territoires car il est difficile d’avoir un groupe représentatif du quartier. « Certains projets voient le jour mais en général, il faut un membre moteur, engagé, qui n’a pas peur de l’étiquette « collectivité ». Dans certains endroits, ce sont les maisons de quartiers qui les animent, c’est une structure porteuse de proximité donc c’est intéressant. Mais parfois, il faut comprendre les habitants, ils sont sollicités pour tout et pour différents organes : les conseils de quartier, les conseils citoyens, ou même dans certaines villes, il existe des conseils des jeunes ou des sages. Ça marche tant mieux mais certains ne s’y retrouvent pas et c’est compréhensible. Les collectivités doivent s’adapter aux habitants et non l’inverse si l’on veut que cela fonctionne » constate t-elle.

Les notions de « participation » et « d’aller-vers » sont les maîtres mots usités par les institutions pour tenter de créer du lien avec les personnes concernées par leurs dispositifs. Des concepts galvaudés au profit d’une vitrine brillante et lisse dans sa forme, fragile et fissurée dans son contenu. La politique de la ville n’échappe pas à cette logique où le principe d’horizontalité est théoriquement prônée. Quant à son application, elle reste néanmoins verticale.

Parmi les difficultés pouvant freiner les habitants dans la participation au projet, Andréa ajoute la temporalité. « Les échéances ne sont pas les mêmes lorsqu’on travaille avec du public. Pour nous, il y a les comités techniques, les comités de pilotage, les conseils municipaux etc alors qu’un habitant est dans l’immédiateté. Ces temps institutionnels sont très longs pour eux. Je me suis occupée d’un projet qui a duré trois ans, la chargée de mission que je remplaçais était en burn-out, la crise sanitaire est apparue et les temps calendaires sont longs. De plus, il faut renouer le contact avec les habitants, susciter à nouveau la motivation, ce qui n’est pas facile. » Elle raconte des situations mouvementées au contact des habitants, située entre le marteau et l’enclume, sa position n’était pas toujours évidente : « Parfois, les habitants nous voient comme les réceptacles de leur colère. Par exemple, le maire d’une commune où j’ai travaillé avait pris dans ces engagements de mandat de permettre à une maison de quartier d’obtenir l’agrément “centre social”. Cela faisait deux mandats qu’il était maire. Quand je suis partie, il commençait son troisième mandat, la maison de quartier n’avait toujours pas son agrément. Les habitants évoquent aussi la dégradation de certains logements gérés par les bailleurs sociaux. Notre place n’est pas facile car on représente une autorité institutionnelle mais on ne peut pas intervenir car le patrimoine n’est pas communal. C’est compliqué pour les habitants de savoir à qui s’adresser.»

Andréa déplore cette situation et la place réduite accordée aux habitants. Elle constate une inefficacité globale de la Politique de la ville telle qu’elle est pensée aujourd’hui. « On passe forcément à côté de quelque chose, je ne sais pas forcément quoi mais notre manière de mobiliser ne permet pas une représentativité des quartiers. Les taux de participation dans les questionnaires diffusés, c’est du bullshit. Pour moi, les deux outils principaux aujourd’hui sont : le terrain et les réseaux. Seulement, les collectivités sont très restreintes en terme de réglementation et nous n’avons pas forcément le droit de créer des pages sur certains réseaux. Je parle des réseaux sociaux mais il y a aussi le réseau de connaissances. C’est un outil primordial pour moi. Le terrain permet de voir des personnes que l’on ne touche pas par d’autres moyens. On se pose tous la question du pourquoi du comment donc on essaie différents moyens mais même si leurs avis sont aussi légitimes que les autres, on touche du public acquis. »

Un rapport de force inégal entre le social et le politique

Les possibilités sont restreintes pour insérer la dimension sociale. Alors que les associations viennent palier les manquements de l’état, celui-ci reste omniprésent dans le choix et l’orientation des actions à financer. La politique n’est pas neutre, les financements suivent l’actualité et les préoccupations qui en ressortent. « La réalité est que la sphère politique interfère beaucoup dans les choix. Par exemple, une association anciennement suspectée de “salafisme” a été complètement refondée, la gérante a fait ses preuves avec des jardins partagés etc… Pourtant, quand le choix doit être fait, c’est non car son image lui colle à la peau. Quand le président d’une association est adjoint au maire, elle est bien sûr financée d’office malgré les paroles soient disantes humbles du “ Ce n’est pas parce que je suis adjoint qu’il faut me financer”. C’est évident que l’association va être financée, pour moi ces propos sont d’une hypocrisie énorme. Il faut admettre que son association est un atout dans le quartier mais c’est un bon exemple de l’influence politique sur l’action sociale. Après, même parmi les techniciens, il y a des préférences dans les associations donc cela peut compliquer les cofinancements quand nous n’étions pas d’accord » raconte Andréa.

Selon la taille du territoire, des marges de manœuvre peuvent étroitement se négocier. La dimension politique peut aussi avoir des effets bénéfiques dans les actions mises en place. « Dans un plus petit territoire, la dimension politique est présente mais en tant que chargé de mission, on est donc plus proche des élus et nous pouvons défendre les actions que nous souhaitons financer après une instruction minutieuse et la plus neutre possible. On connaît les dossiers et malgré le représentant de l’action, il arrive de faire changer d’avis les élus. Parfois, il peut en sortir des effets bénéfiques de cette dimension à la fois technique, sociale et politique. Une action avait été refusée car le responsable était connu pour faire du négationnisme arménien. Seuls les élus peuvent prévenir ce genre d’aspect par le biais de leurs connaissances dans le monde de l’Éducation Nationale par exemple. » Quant aux grands territoires, Andréa souligne une négociation limitée car les techniciens de la Politique de la ville ont moins de contact avec les élus, or, ils sont des intermédiaires importants puisqu’ils peuvent encourager le dialogue, la discussion autour des actions débattues ou pouvant susciter une polémique.

Une Politique de la ville au service du ministère de l’intérieur ?

En mars 2024, Le Monde titrait l’un de ses articles « Politique de la ville : comment le tout sécuritaire l’a emporté ». Andréa a constaté ce changement de cap jusque dans les termes utilisés. Selon elle, la « sécurité » et la « tranquillité publique » sont devenues la priorité au risque de laisser la question des inégalités dans l’oubli. Les actualités sont une source inépuisable pour justifier les orientations sécuritaires des nouvelles contractualisations. La notion de « prévention » associée à la délinquance permet d’introduire les outils répressifs et la présence de plus en plus croissante des forces de l’ordre dans les quartiers prioritaires. Pour Andréa, « la prévention est utilisée pour faire du politiquement correct », le terme adoucit la réalité pourtant violente qui se déploie dans les quartiers. 

Un champ lexical autour du combat apparaît dans les références à la Politique de la ville : « zone de reconquête républicaine », « bataillons de la prévention », « valeurs républicaines », « laïcité ». Ce sont les mots clés pour augmenter la possibilité d’obtenir un financement et de voir ses actions pérennisées. « Il y a un côté enrôlement et patriotique qui me gêne. Ce côté patriotique que l’on veut mettre dans la tête des jeunes n’est pas de la lutte contre les inégalités. Je connais même une action où sur plusieurs jours, les jeunes sont encadrés par d’anciens policiers, ça permet de donner une bonne image » explique Andréa.

L’ancienne chargée de mission mentionne également une technique dont elle a été témoin concernant les questionnaires diffusés auprès des habitants. « Par exemple, dans un questionnaire, il y avait une question sur les priorités pour les habitants. C’était à choix multiple. La question commençait par “Si la tranquillité publique était une priorité”. Si ce n’est pas un questionnaire orienté, c’est quoi ? En plus, certains répondants n’étaient même pas des habitants des quartiers » constate t-elle. Andréa nuance ses propos et précise le sentiment d’insécurité dans certains endroits. « Selon les territoires, certains habitants ont peur de sortir de chez eux à partir d’une certaine heure, ou, ne parlent pas à certaines personnes par peur de représailles. »

À plusieurs reprises, Andréa a été confrontée à une dissonance éthique profonde entre le projet de la Politique de la ville et ses modalités réelles d’application. Malgré ses signalements auprès des élus, peu ont écouté et soutenu ce qui faisait sens aux missions initiales de ce dispositif. « Il y a clairement un virage sécuritaire qui en plus, pour moi, empiète de plus en plus sur la liberté de culte par exemple. Je n’étais pas d’accord et j’avais à l’époque alerté l’élu en charge de la politique de la ville mais ça n’a rien changé. Cela a été un des déclics pour quitter ce poste. » 

Des actions utiles mais rarement pérennes

Andréa tient à préciser l’efficacité de certaines actions financées.  « Il existe des actions très bonnes et très efficaces. J’ai déjà vu une association concentrée sur la santé mentale qui accueillait des habitants de toute la ville et pas seulement des quartiers politique de la ville. Des personnes voulant être soignées se tournaient vers eux car les délais dans le public étaient très longs. Certains thérapeutes parlaient des langues et langages locaux d’autres pays, ce qui donnaient accès à la santé à des habitants ne maîtrisant pas la langue française. Cette association a trouvé des financements sur la durée tellement leur utilité était visible. Une autre action est mise en place dans l’entreprenariat. C’est un dispositif qui aide à la création d’entreprise. Certains financements ont été trouvés pour sortir l’action de la politique de la ville et devenir un droit commun à tous. » Cependant, elles ne contrebalancent pas le bilan d’une Politique de la ville à bout de souffle plus profitable aux acteurs et partenaires d’un territoire qu’aux habitants.

Andréa a depuis quitté son poste car elle ne souhaitait plus poursuivre dans ce domaine. Selon elle, « la politique de la ville idéale est celle qui n’existe pas car cela voudrait dire que tous les habitants ont accès aux mêmes services ».

Ressources : 

– Dans son article « Les quartiers populaires restent dans l’angle mort du gouvernement Barnier », Ilyes Ramdani aborde la coupe budgétaire annoncée par le nouveau projet de loi Finances.

– Les oeuvres de Fatima Ouassak proposent une autre vision des quartiers et comment les habitants peuvent se les réapproprier. Quoique vous conseille la lecture de La Puissance des mères (2020) et Pour une écologie pirate (2023). 

– En janvier 2024, le Monde a publié « Les paradoxes des politiques de la ville destinées aux quartiers prioritaires », un article qui dresse un bilan critique après quatre décennies. 

La « politique de la ville » : une « exception française » ? | Cairn.info, revue Espaces et Sociétés, article écrit par Maurice Blanc (2007). 

Ces quartiers dont on préfère ne plus parler : les métamorphoses de la politique de la ville (1977-2018) | Cairn.info, Parlement[s] revue d’histoire politique, article écrit par Renaud Epstein & Thomas Kirszbaum (2019).