MANIFESTATIONS DE RUE : QUE LA FÊTE DEMEURE (3/4)

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Photo de Koshu Kunii
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Pouvons nous encore manifester pour nos droits de manière festive ? Depuis le mouvement des gilets jaunes, un cap a été franchi concernant les risques de dérapages. Les manifestations tendent à être régulièrement associées à des attroupements dangereux. Entre les violences policières et les dégradations dans l’espace public, – maintes fois médiatisées avant, pendant et après – les rassemblements aux revendications sociales fortes divisent. Si le contexte actuel semble peu favorable, revendiquer et fêter ne sont pas pour autant antinomiques.

Le 22 janvier 2025, par Josépha Le Sourd Le Clainche

La manifestation de rue est un objet d’étude investi depuis de nombreuses années par les sciences humaines. La rue, espace public, devient le lieu d’une expression collective afin de porter à la vue et à la connaissance de tous un désaccord. Véritable outil de contre-pouvoir, celle-ci revêt différentes formes et contenus mais toutes revendiquent un avenir meilleur. Que ce soient des manifestations de grande ampleur (mouvement des Gilets Jaunes 2018, réforme des retraites 2023) ou des manifestations plus spécifiques (la marche des fiertés, la marche pour le climat, les rassemblements contre différentes formes de violence, la défense des droits), ces regroupements traduisent une manière de résister face à des conditions de vie – pour soi-même et/ou pour les autres – dégradées ou appelées à l’être.

La foule, un enjeu de conquête sur le terrain des opinions

La sauvagerie supposée de la foule où les individualités s’effacent pour laisser place à une masse désordonnée, informe et dangereuse est un principe toujours ancré dans la manière de percevoir les rassemblements aujourd’hui. Issue de la théorie de Gustave Lebon, cette vision rend illégitime les manifestations, représentantes tangibles d’une partie du peuple alors réduit à la notion de foule permettant de dénuer de toute substance les revendications collectives. La transmission des informations par les médias, les images et les discours sécuritaires concernant les dérapages liés aux dernières grandes manifestations ont participé à redéfinir la rue comme une éventuelle « zone de guerre ». La violence est directement imputée à certains profils de manifestants dont la volonté serait de bouleverser la nation-mère en son coeur – garante de l’unité nationale – sans laquelle le chaos est inévitable.

C’est notamment dans ce cadre que la notion « d’écoterrorisme » a été utilisée par l’ancien ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin à l’encontre des manifestants dont les actions sont perçues comme moralement répréhensibles car introductrices d’une forme de terreur. Faisant appel aux traumatismes collectifs associés à la notion de terrorisme, cette association d’idée participe à invisibiliser les enjeux, ici environnementaux, par un processus de criminalisation des manifestants. Ils sont ainsi présentés comme des opposants au contrat social dont l’exclusion et la marginalisation deviennent la seule réponse adaptée afin de rappeler la norme semblant de fait immuable.

Pour la Revue des Droits de l’Homme, dans son article « Emporté.e par la foule ? La psychologie des foules de Gustave Lebon à l’appui du maintien de l’ordre à la française » (2023), Vincent Louis étudie le modèle lébonien de la foule, référence sur laquelle s’appuient les politiques de sécurité, pour contenir le peuple dont les élus sont figures de guide afin de prévenir les risques d’un « ensauvagement » de la société. Appliqués aux manifestations, les circuits des cortèges sont déclarés de telle sorte qu’ils soient plus aisément sécurisés et techniquement contrôlables. Quant à leurs compositions, la représentation sociale des cortèges est simplifiée aboutissant à une vision binaire entre les représentants devant – les « bons manifestants » – , les anonymes au milieu et les casseurs – les mauvais manifestants – à l’arrière. Le lieu d’arrivée des cortèges est un espace de tension où des moyens sont établis pour prévenir les risques d’éclatement. Par essence, la foule est synonyme de violence risquant ainsi de porter atteinte à ce qui se rapporte au sens commun. Pourtant, à y regarder de plus près, entre les syndicats, les associations, les slogans sur les pancartes, les tranches d’âges, les singularités qui se rencontrent… La foule est bien plus complexe qu’il n’y paraît.

Dans un interview accordée à Usbek & Rica (2021), le chercheur à l’institut Max Planck du développement humain à Berlin, Mehdi Moussaïd, également fondateur de la chaîne youtube « Fouloscopie », étudie la foule sous une perspective interactionniste. Selon lui, la foule peut se définir comme « un ensemble d’individus en interaction » à différentes échelles, moyens et supports, qui n’implique pas uniquement les êtres humains. La notion d’interaction est ici présentée comme une « forme d’échange d’information, de dynamique de groupe, avec la possibilité que certaines personnes soient influencées par d’autres et des effets potentiellement « boule de neige » ». Si des risques sont en effet présents lors des rassemblements et ceci en fonction des contextes et des espaces dans lesquels ils s’inscrivent, ses recherches tendent à se distancer de la vision lébonienne et du caractère intrinsèquement mauvais appliqué à la foule.

Les festivités dans la lutte, un critère de durabilité

Les manifestations de rue mettent en lumière des sujets graves et souvent anxiogènes. Le caractère festif et joyeux comportent plusieurs enjeux permettant de faire perdurer le mouvement dans le temps. Le recours au mode festif permet d’une part de contrer les violences subies, d’autres part de contrebalancer les représentations dangereuses qui y sont associées.

Dans un contexte où, selon le rapport sur les LGBTIphobies 2024 publié par l’association SOShomophobie, la haine et les agressions à l’encontre des personnes LGBTQIA+ est en constante augmentation notamment en ligne, la marche des fiertés organisée chaque année dans plusieurs pays du monde – suite aux évènements de Stonewall à New-york en 1969 – est un (r)appel pour le droit d’exister et pour l’égalité. En France, la première marche des fiertés remonte à 1981. Ces manifestations aux revendications fortes se déroulent sur un mode festif dont le symbole arc-en-ciel et les couleurs représentées marquent autant les esprits que les rues par l’ambiance conviviale et inclusive. La différence n’exclue pas le vivre-ensemble, le commun peut ainsi s’inscrire dans l’individualité et réciproquement, la forme festive constitue ici le point de convergence. Par la fête – et ce qu’elle implique du point de vue social – et donc le non-recours à la violence, chaque année, à nouveau, ce sont de nombreuses personnes qui se rendent à la marche des fiertés. C’est le pari qu’avec le temps, une prise de conscience aura lieu et qu’une déconstruction des a priori est possible.

Si le mouvement des Gilets Jaunes a donné lieu à des violences, cristallisées autour des violences policières, le caractère festif et convivial a plusieurs fois été visible notamment via des espaces de circulation comme les ronds-points. Le partage des ressources et la fluidité des interactions entre les membres – encouragés par les réseaux sociaux – a permis une solidarité par une cause commune centrée sur la dégradation des conditions de vie. Le mouvement n’a pas échappé à un mépris de classe en lien avec l’absence d’intermédiaires et de figures représentatives issues de la sphère politique dont certaines se sont greffés par la suite à la cause. Les Gilets Jaunes ont été un point d’ancrage pour une application théorique et pratique de la Psychologie des foules (1895) de Gustave Lebon dont Medhi Moussaïd rappelle le prisme aristocrate posé sur celles-ci. Le mouvement s’est essoufflé, il n’est cependant pas exclu qu’ils renaissent de part son caractère inédit, la pression dont il a fait preuve pendant plusieurs mois mais également par l’espoir qu’il a suscité.

Les manifestations pour des actions concrètes en faveur de la planète rassemblent de part l’anxiété que cette question suscite. Thématique englobante parce qu’elle concerne tous les individus et s’impose de manière inéluctable, la préservation de l’environnement est intimement liée à une question de survie. Les revendications sociales telles que l’abrogation de la réforme des retraites, l’augmentation des salaires et de meilleures conditions de travail ou encore la défense des minorités s’incluent dans la question environnementale puisque sans changement vis-à-vis du climat, celles-ci n’ont pas d’issues possibles. Dans ce contexte où la mort du vivant devient de plus en plus tangible et terrifiante, à nouveau, la fête est un mode de communication et de visibilité permettant d’une part de résister face à la mort par l’introduction de la vie, d’autre part, elle véhicule un message plus audible et consensuel. Parmi ces manifestations de rue pour une justice sociale et écologique, Mathide Caillard alias MC danse pour le climat, est une figure symbolique de cette forme militante par la fête. La portée politique et militante de l’art n’est pas nouvelle, néanmoins, si les manifestations comprennent bien souvent des musiques et des pas de danse, Mathilde Caillard a semble t-il apporté un nouveau souffle par son techno-activisme, la possibilité de s’identifier et par sa position dans l’espace qu’elle occupe, en tête des cortèges.

La fête rassemble, elle souligne la gravité tout en étant porteuse d’espoir, nécessaire à l’inscription d’une lutte et la répétition de ses moyens d’action – notamment les manifestations – dans la durée. En l’absence d’espoir, le sentiment d’être face à l’impossible comportent le risque de basculer vers une forme de résignation et d’éteindre le mouvement.

La notion de « burn-out militant », étudiée par Simon Cottin-Marx dans son article proposant une synthèse des travaux sur le sujet, remonte à 2019 lorsque Anaïs Bourdet, fondatrice de la page tumblr « Paye Ta Sneck » rassemblant des témoignages sur le harcèlement de rue, prend la décision, par épuisement, d’arrêter. Par la suite, d’autres d’expériences similaires sont relatées et se réunissent sur le hastag « #payetonburnoutmilitant » mettant ce mal-être en évidence. Cependant, l’auteur de l’article souligne le caractère historique de cet épuisement et retrace les premiers questionnements sur cette thématique. Depuis, des collectifs et des associations se sont emparés du sujet afin de prévenir cet épuisement par le soin et le prendre-soin. L’épuisement n’est pas propre aux militants de longue date, des manifestants qui ne sont pas pour autant militants, peuvent également ressentir cette fatigue physique, psychique et émotionnelle dans la durée.

L’ouvrage Joie Militante (2017) de Carla Bergman et Nick Montgomery analyse la place accordée à la joie au sein des milieux militants parfois enfermés dans un « radicalisme rigide » dans lesquels ses membres évoluent. En pensant la joie comme moyen de s’épanouir dans la lutte et comme levier de résistance, militer ou manifester n’est plus nécessairement synonyme d’épuisement. Les festivités et la joie dans les manières de lutter, de s’opposer et de manifester au sein de l’espace public ne sont pas en contradiction avec l’aspect grave et sérieux des revendications portées, elles amènent une lecture différente dont les interactions humaines constituent le socle et garantissent une temporalité du mouvement.

La fête, une source d’inventivité pour de nouvelles manières de manifester

En février 2023, le média Lundimatin publie un article autour de l’interrogation suivante : Que peut être un cortège festif ? « Les formes que l’on a empruntées en manifestation ces dernières années paraissent en bout de course. Trop répétitives, trop prévisibles et donc défaites » selon l’auteur. À travers la contribution d’anciens participants concernant les cortèges de l’hiver 2019 – 2020, une réflexion est posée sur les manières de réinventer la manifestation car la répétition crée une mécanique bien rodée appelant inévitablement une forme de conformisme. Il paraît donc nécessaire de réintroduire de la surprise et de l’inattendu en sortant du cadre : créer des espaces où le commun peut se retrouver et converger, tenir la position et ses modalités de (re)prendre forme pour inverser les rapports de domination, se réapproprier l’espace public en sortant du cortège tracé à travers les rues adjacentes, savoir prendre des distances physiques et psychiques lorsque c’est nécessaire. Par ses quelques leçons, l’article propose de nouvelles pistes pour manifester autrement en misant sur l’intelligence collective qui peut se traduire sous de multiples formes. En petits groupes ou à plus grande échelle, Lundimatin montre une autre vision de la foule : intelligente et créative. C’est par le biais d’une réflexion commune comme point de départ que la manifestation en tant que levier de résistance et de contre-pouvoir peut se réinventer.

La manifestation de rue et la fête ne semblent donc pas incompatibles. Toutes deux possèdent de nombreux traits en commun et agissent pour et par le vivant. La nature des interactions en sont la substance pour qu’elles adviennent. Elles rassemblent mais n’échappent pas au risque d’une standardisation pouvant les rendre vides de sens et dont le modèle peut s’épuiser. Fêter et manifester apparaissent comme un combo gagnant à partir du moment où ces actions peuvent être (re)questionnées et (ré)inventées.

Ressources : 

– Quand la rue fait l’histoire (2006) de Danielle Tartakowsky retrace l’historique des manifestations de rue comme mode d’expression et enjeu de pouvoir au sein de l’espace public que constitue la rue : Quand la rue fait l’histoire | Cairn.info

– Le Monde Diplomatique retrace au jour le jour les évènements du mouvement des Gilets Jaunes : Chronologie du mouvement des « gilets jaunes », par Olivier Pironet (Le Monde diplomatique, décembre 2019)

– Le site www.payetonburnoutmilitant.fr  regroupe des conseils et des ressources sur le prendre soin. 

En quoi consiste la liberté de manifestation ?| vie-publique.fr

– Les Soulèvements de la terre ont publié leur premier livre manifeste Premières Secousses (2024), véritable réflexion sur le mouvement, son passé, son présent et ses perspectives. 

Pour un parti de la Fête (2022) de Vito Marinese est un manifeste plaçant la fête au coeur des luttes et des réflexions dans une société où tout semble partir en vrille. 

 

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