LES ENSEIGNEMENTS DE LACAN : L’EXPLORATION DE VIRGINIE

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La psychanalyse intrigue, divise, inspire. Jacques Lacan (1901-1981), figure emblématique de cette discipline, illustre ce contraste. Adulé par certains comme un génie visionnaire, honni par d’autres comme un imposteur, ses enseignements, souvent jugés hermétiques, alimentent critiques et malentendus. Virginie, ayant parcouru une analyse lacanienne et s’étant formée à cette pratique, sans pour autant l’exercer, souhaite dépasser ces caricatures.

Le 20 décembre 2024, par Esther Benezech

La psychanalyse lacanienne s’inscrit dans la filiation directe de Freud, dont elle prolonge et enrichit les thèses. Fondée sur l’exploration de l’inconscient, elle questionne les dynamiques du langage, du désir et du symptôme. Elle se distingue de l’héritage freudien par des développements conceptuels, tels que la théorie des registres Imaginaire, Symbolique et Réel ou la notion de jouissance.

L’expérience de la cure

Virginie relate son parcours : « à 27 ans, j’entame une analyse avec une psychanalyste, dite lacanienne, enveloppante et empathique, qui m’offre la sécurité que je n’avais jamais connue. Après cinq années marquées par un apaisement et un travail sur moi, je déménage et commence une nouvelle analyse avec un psychanalyste, dont l’approche, bien que lacanienne également, soit différente. Peu démonstratif, il manie avec virtuosité le silence et sait intervenir au moment opportun. Les séances, plus courtes et parfois frustrantes, me laissent souvent face à de nombreuses questions, m’incitant à réfléchir et à prendre mes responsabilités. » Ces sept années d’introspection lui ont été bénéfiques, explique-t-elle, mais elle précise que les deux dernières années, bien que déstabilisantes, s’avèrent les plus riches de sa vie. « Je me suis sentie prête à aller de l’avant et à réaliser des désirs que je ne m’autorisais pas jusqu’alors. » Elle construit une vie de couple, fonde une famille, reprend des études hors de sa zone de confort, et surtout s’affirme davantage.

Virginie souligne la singularité de la psychanalyse. Contrairement aux idées reçues, son expérience sur le divan ne ressemble en rien au cliché de l’analyste silencieux et désengagé. « Mon analyste, bien qu’économe en mots, était profondément présent, m’aidant à me confronter à moi-même sans tomber dans la complaisance ou la victimisation. Rien dans mon expérience, ne ressemblait à la fameuse plaisanterie où le patient, après des séances entières de silence, demande enfin à son thérapeute pourquoi il ne répond pas, pour se voir rétorquer un laconique no comprendo. Non, on était bien loin de ce stéréotype ! » Elle pointe cependant le danger d’une psychanalyse mal menée ou contre-indiquée, où le patient peut se figer dans une posture victimaire sans possibilité d’élaboration. Pour Virginie, la compétence d’un psychanalyste ne se trouve pas dans son diplôme, mais dans l’expérience d’une cure personnelle, combinée à une éthique et à une formation rigoureuses. « Comprendre le réel lacanien passe par l’expérience de la cure. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut appréhender les discours de Lacan dans leur subtilité. »

Les enseignements de Lacan : trois périodes clés

Concernant la théorie psychanalytique, Virginie regrette les incompréhensions entourant la psychanalyse, comme celle associant l’autisme à une supposée culpabilité parentale. La psychanalyse, insiste-t-elle, n’est pas figée. Comme tout courant de pensée, elle évolue. « Si Freud ou Lacan étaient encore parmi nous, ils réviseraient certainement certaines de leurs thèses pour les adapter aux réalités contemporaines. » Elle voit dans l’évolution de la psychanalyse un potentiel d’adaptation aux mutations sociétales tout en restant fidèle à son essence.  « La psychanalyse ne culpabilise pas, elle invite à assumer nos histoires tout en interrogeant nos responsabilités. Il n’est pas question de faute. »

Jacques Alain Miller distingue trois périodes dans les enseignements de Lacan : le primat de l’imaginaire, la prééminence du symbolique et l’orientation vers le réel. Cette structure, selon Virginie, offre une compréhension plus claire de son œuvre.

– Le primat de l’imaginaire

Dans les années 1930, Lacan élabore sa théorie du stade du miroir. Le sujet, confronté à son image dans le miroir, fonde son identité dans une reconnaissance médiatisée par l’Autre, en particulier la mère. Cette phase souligne l’importance des représentations imaginaires dans la structuration du Moi. En d’autres termes, c’est dans le miroir qu’un enfant commence à se percevoir comme un être unifié, bien que cette perception soit marquée par une alinéation fondamentale. Virginie explique : « en revisitant mon enfance, j’ai compris que la quête d’approbation qui me caractérisait, était enracinée dans cette première relation imaginaire. »

En psychanalyse, la mère, en tant qu’Autre primordial, représente le soutien symbolique et affectif initial. Cette fonction maternelle peut être assurée par une femme ou un homme et ne requiert pas de lien biologique. Ce qui compte, c’est la capacité à combler, ou non, les besoins de l‘enfant et à initier le processus d’échange symbolique.

Cette théorie répond au contexte des années 1930, marquée par les débats sur la construction de l’identité individuelle face aux bouleversements sociaux, notamment liés à l’émergence de la psychanalyse comme discipline à part entière.

– La prééminence du symbolique

À partir de 1953, Lacan développe les registres du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire, mettant au cœur de sa théorie le langage et les signifiants. Cette phase s’intéresse à la manière dont le sujet investit symboliquement son corps et se constitue dans le discours. Le concept du Nom-du-Père y joue un rôle structurant en imposant une loi qui borne le désir. Il représente l’autorité symbolique qui structure le sujet, permettant à celui-ci de s’émanciper de la fusion avec la mère et de s’inscrire dans le monde social. La loi symbolique repose sur l’idée que l’être humain ne peut pas vivre uniquement dans l’immédiateté de son rapport à la réalité. Il doit s’inscrire dans un système de signification partagé, celui du langage, qui introduit des interdits et des limites. « Une de mes connaissances avait des difficultés à se structurer face au langage et à la loi symbolique. La fonction paternelle, le Nom-du-Père, était défaillant. Lorsque sa compagne l’a quitté, il n’avait pas assez de repères symboliques pour faire face à cette perte. Il a développé différents symptômes, certains hallucinatoires, symptômes qui traduisent un débordement du réel, non contenu par le symbolique. »

Cet enseignement correspond à l’après-guerre, période de reconstruction sociale. Lacan met en avant l’importance des structures psychiques régissant les relations humaines.

– L’orientation vers le réel

Dans son dernier enseignement, Lacan s’éloigne de la centralité de l’Autre pour recentrer sa réflexion sur la jouissance et ses implications. Ici, le réel ne désigne pas la réalité concrète, mais est entendu comme ce qui échappe au langage et à toute tentative de symbolisation. C’est l’impossible, ce qui résiste et se manifeste dans les impasses du langage ou les traumatismes.

La jouissance est un concept clé de cette période. Elle va au-delà du simple plaisir et désigne une satisfaction paradoxale, parfois douloureuse, liée aux symptômes ou à nos excès. Lacan recherche comment chaque sujet doit inventer une manière unique de composer avec sa propre jouissance. À cette étape, il affirme que le sujet doit apprendre à bricoler avec son symptôme, transformant ce dernier en une modalité unique de jouissance.

Ce tournant se situe dans les années 1970-80, une période de remise en question des grands systèmes et de déconstruction des repères traditionnels. L’approche lacanienne devient plus centrée sur l’individu et moins dogmatique concernant les symptômes.

Les apports du dernier enseignement

Lacan réinterprète ainsi la fonction paternelle. Alors que ses travaux l’associent jusqu’alors à une loi universelle limitante, il propose que l’on puisse « se passer du Nom-du-Père, à condition de savoir s’en servir. »  Cette déconstruction ouvre une nouvelle perspective : le symptôme n’est plus simplement perçu comme un message à déchiffrer, mais comme une façon de s’ajuster avec ce qui, dans le réel, demeure irréductible. Dans ce cadre, Lacan insiste sur la régulation de la jouissance. Il ne s’agit pas de l’éradiquer, mais de l’inscrire dans une économie subjective, permettant au sujet de s’accorder avec elle. Le symptôme, incarnation d’une satisfaction substitutive, devient alors une œuvre singulière. « On ne cherche pas à supprimer le symptôme, mais à lui donner une forme nouvelle et singulière. Il ne s’agit pas de recourir à une solution extérieure, mais à créer sa solution propre pour que le symptôme devienne une modalité de jouissance vivable. L’approche est plus souple que précédemment. Le Nom-du Père dans son deuxième enseignement impose une loi universelle qui borne le désir. Dans ce dernier enseignement, Lacan ne renie pas le Nom-du-Père, mais n’en fait plus une référence absolue. Les mutations sociétales l’ont conduit à cela. »

L’évolution des enseignements lacaniens illustre, selon Virginie, la nécessité soulignée par Lacan de préserver la psychanalyse de tout enfermement dogmatique. À l’instar de ses travaux, la psychanalyse doit évoluer avec son temps. « Si son essence demeure l’accueil de l’énigme de la vie et l’examen de nos contradictions les plus intimes, elle nous invite, à partir du chaos, à tracer une voie singulière vers nous-même. » En s’ajustant aux réalités contemporaines, elle offre des outils pour composer avec le réel et apprivoiser ce qui, en nous, résiste à toute tentative de mise en ordre. « Notre chaos devient alors une œuvre unique, à l’image de soi. »

Ressources:

– Lacan, J. Des Noms-du-père, Seuil, 2005

– Melman, C., L’Homme sans gravité, Denöel, Paris, 2002

– Miller, J.A, L’économie de la jouissance, Ecole de la cause freudienne, 2011

– Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Puf, 1967

Lebrun, J.P. Fonction maternelle, fonction paternelle, yakapa.be

– L’a-graphe, Que fait-on du symptôme ? Institut du champ freudien, université paris VIII. 2011-2012

– Lacan, J. Le séminaire, Livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005