LA TRAITE DES ÊTRES HUMAINS : UN FLÉAU SILENCIEUX (1/2)

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Anouck, professionnelle engagée, accompagne des personnes victimes de traite humaine. Cette dernière constitue l’une des violations les plus graves du code pénal, frappant au cœur même de la dignité et des droits fondamentaux de la personne. Elle recouvre l’acte de recruter, de transporter ou d’héberger des personnes dans le but explicite de les exploiter. Le récit d’Anouck relate les différentes facettes de cette exploitation.

Le 27 octobre 2024, par Esther Benezech

La traite des êtres humains peut être le fait d’un individu isolé, mais elle prend souvent la forme d’une entreprise collective où plusieurs acteurs interviennent à différentes étapes du processus d’exploitation. À titre d’exemple, l’un se charge du recrutement, souvent sous de fausses promesses d’un avenir meilleur ; un autre organise le transport, parfois au-delà des frontières, dissimulant les victimes dans des conditions indignes ; un troisième se consacre à leur hébergement, les maintenant dans une dépendance totale ; enfin, un dernier tire le plus grand profit des fruits de cette exploitation. Chacune de ces actions participe à la mise en place d’un système où l’être humain n’est plus perçu comme une personne, mais comme une ressource dont on peut tirer un bénéfice. La victime se trouve à la merci d’un tiers qui l’exploite, que ce soit à des fins de prostitution, d’esclavage domestique, de travail forcé, de mendicité ou de délinquance contraintes.

L’exploitation par le travail 

Anouck invite à distinguer l’esclavage contemporain de la traite des êtres humains. Bien que cette forme de servitude reste marginale en France, l’esclavage domestique existe et s’illustre par une emprise sur tous les aspects de la vie de la personne, la privant de sa liberté, de son autonomie et de sa dignité. La victime, généralement isolée et vulnérable, se voit réduite à exécuter des tâches harassantes sans espoir d’émancipation. L’ esclavage contemporain, en cela, se caractérise par le mépris total des droits du travail et des droits humains fondamentaux. Un exemple est celui de la « petite bonne », souvent originaire de pays en développement, qui, sous de fallacieux prétextes, est amenée dans un foyer pour y travailler sans reconnaissance de ses droits. Ce phénomène trouve souvent ses racines dans un héritage colonial, où certaines pratiques sont devenues des normes implicites, tolérées, voire institutionnalisées au sein de certains États. Dans ces systèmes, l’État, loin de protéger les victimes, peut participer à l’exploitation des personnes. « Par exemple, les femmes arrivent dans un nouveau pays pour un employeur désigné. À peine débarquées à l’aéroport, on leur confisque leur passeport, les privant de toute capacité de rébellion ou de fuite. Remises aux familles pour lesquelles elles doivent travailler, elles se trouvent prisonnières, sans papiers et sans moyen d’échapper à leur condition. Certaines sont confinées dans des caves, privées de nourriture et de confort élémentaire. Sans aucun recours, si elles osent se rebeller ou chercher de l’aide, l’État complice les ramène à leurs bourreaux. »

En France, la question de l’esclavage contemporain émerge notamment dans des situations où des familles, originaires de pays où cette pratique demeure courante, voyagent avec leurs « domestiques ». Ces personnes parviennent parfois à échapper à leur employeur une fois sur le territoire français et se tournent alors vers les autorités pour demander de l’aide. C’est précisément cette mobilité qui expose leur condition au regard des institutions et permet leur visibilité. Contrairement à d’autres pays, la France offre à ces victimes une protection légale lorsqu’elles parviennent à briser le silence et à demander de l’aide. La personne peut être hébergée dans des structures d’accueil adaptées, bénéficiant d’un accompagnement physique, psychologique et juridique. De plus, si la victime choisit de porter plainte et que des procédures judiciaires sont engagées contre ses exploiteurs, elle peut également espérer obtenir un droit de séjour en France. « Je pense à une femme travaillant comme femme de ménage chez un consul, mais qui se retrouve piégée dans une situation d’exploitation. Complètement dépendante de son employeur, son existence est réduite à une servitude. Un jour, elle réussit à fuir, déclenchant ainsi un processus judiciaire qui peut ouvrir la voie à une reconnaissance de sa situation. Grâce à l’intervention des autorités, elle a pu bénéficier d’une protection sous la forme d’un titre de séjour et d’une autorisation de travail. Cette mesure, bien que salvatrice, complique toutefois son retour dans son pays d’origine, en raison des implications de sa plainte et des conséquences éventuelles sur sa famille. Sur le plan humanitaire, l’État français a manifestement pris des mesures adéquates pour protéger cette victime, lui offrant un espace de sécurité où elle peut entamer un processus de reconstruction. Cependant, la véritable solution se situe maintenant au niveau judiciaire. Il reste à voir si la plainte qu’elle a déposée, donnera lieu à des poursuites concrètes. À ce jour, le consul a seulement été déplacé. »

Anouck explique qu’en France, la traite des êtres humains est beaucoup plus répandue que l’esclavage domestique. Elle prend comme exemple les contrats de travail saisonniers impliquant des ressortissants marocains désireux de venir en France. Ces personnes, attirées par la promesse d’un emploi, arrivent avec un titre de séjour temporaire, encadré par l’État français. Le processus débute lorsqu’un employeur français recrute ces travailleurs au Maroc, leur donnant la possibilité de séjourner en France pour une période maximale de six mois, suivie d’un retour au pays d’origine. Une fois en France, ils sont souvent logés par leur employeur, mais cette apparente opportunité cache une réalité bien plus sombre. « Ce que l’on observe, c’est que certains employeurs exploitent cette situation à des fins lucratives. Ils ne se contentent pas de recruter et d’héberger ces travailleurs ; ils vendent leur contrat de travail à des prix exorbitants, souvent compris entre 10 000 et 12 000 euros. Selon les employeurs, ce montant serait justifié par les frais liés aux démarches administratives, aux billets d’avion et à l’hébergement. Cependant, cette logique masque une exploitation éhontée : la personne, dans l’espoir d’améliorer sa condition de vie, est amenée à acheter ce contrat, persuadée qu’elle a enfin sa chance pour vivre et travailler en France. » Ce mécanisme incite les travailleurs à s’endetter considérablement. La promesse d’un avenir meilleur se transforme rapidement en une spirale d’endettement et de dépendance, où la réalité du travail saisonnier devient un piège. Une fois arrivés en France, ces personnes se retrouvent à la merci de leur employeur, qui détient non seulement leur contrat de travail, mais parfois aussi leur logement et, dans certains cas, leur passeport.

Les situations d’exploitation des travailleurs migrants peuvent être extrêmement variées et complexes. Dans certains cas, des personnes arrivent en France sous de fausses promesses, découvrant rapidement que l’emploi tant attendu n’existe pas. L’entreprise pour laquelle ils ont été recrutés s’avère être fictive, et les recruteurs s’adonnent à des pratiques d’escroquerie. Dans de telles situations, même si la victime est trompée, il ne s’agit pas strictement de traite humaine au sens traditionnel, car il n’y a pas d’exploitation de la force de travail.

Dans d’autres cas, certains employeurs, après avoir fait venir des travailleurs, les contraignent à travailler dans des conditions déplorables, souvent dans des logements insalubres, voire indignes. Dans ces circonstances, l’employeur adopte une attitude manipulatrice, en déclarant : « Tu es venu grâce à moi » Cela crée une dynamique de dépendance et de culpabilité, où le travailleur se sent redevable envers son exploitant. « Ces employeurs n’hésitent pas à imposer des conditions de travail indignes, tel un salaire dérisoire de 6 euros de l’heure, ou à retarder les paiements, promettant de régler leur dû uniquement dans plusieurs mois. Cette exploitation repose sur la précarité financière des travailleurs, qui, ayant déjà contracté des dettes considérables pour venir en France, se retrouvent piégés dans un cycle infernal. Même dans des conditions de travail désastreuses, la peur de ne pas pouvoir rembourser leurs créanciers les pousse à se taire et à continuer à travailler dans l’espoir que la situation s’améliore. » De plus, la honte de « s’être fait avoir » empêche souvent ces travailleurs de s’ouvrir à leurs familles restées au pays. Pour ces dernières, la vie en France est souvent idéalisée, et elles s’imaginent que le travailleur réussit à améliorer sa condition de vie. Cette déconnexion crée un silence complice, où les victimes se sentent obligées de cacher la réalité de leur situation.

L’exploitation sexuelle

Dans le cadre de la prostitution, il arrive que la victime conserve une part infime des gains issus de son propre corps. Mais un tiers, souvent celui qui l’a manipulée ou forcée à entrer dans ce cercle d’exploitation, en tire le véritable profit. « Cette situation soulève une question cruciale : sur quelle base pourrait-on justifier qu’une personne s’arroge le droit de bénéficier des fruits de l’activité d’autrui ? Rien, absolument rien, ne saurait légitimer un tel abus. » L’exploitation, qu’elle soit sexuelle ou de toute autre nature, repose sur l’injustice la plus profonde : celle qui dénie à une personne son droit fondamental à disposer d’elle-même et de son existence.

« La plupart du temps des femmes se retrouvent piégées dans une spirale de violence, de manipulation psychologique et de dette. Parmi les réseaux les plus répandus, ceux provenant de pays d’Europe de l’est ou du Nigeria fonctionnent selon des schémas bien rodés, où l’exploitation est institutionnalisée, souvent à travers des rituels occultes et des dettes colossales. Dans le cas du Nigeria, le processus commence souvent par la recherche de femmes déjà fragilisées, cherchant à fuir des situations de violence ou de pauvreté extrême. Ces femmes sont ensuite soumises à des rituels vaudous, où elles prêtent serment sous la supervision d’un prêtre. Pendant cette cérémonie, elles promettent de ne jamais révéler les conditions de leur départ et s’engagent à rembourser celui qui a financé leur voyage. Cette promesse s’accompagne de pratiques, où l’on prélève des éléments corporels comme des bouts d’ongle ou des poils pubiens, remis au prêtre comme une forme de garantie spirituelle. Ces éléments sont conservés jusqu’à ce que la dette, qui peut s’élever à 35 000 ou 40 000 euros, soit intégralement remboursée. »

À leur arrivée, ces femmes découvrent l’ampleur de leur asservissement : la « madame » qui les accueille leur annonce qu’elles devront se prostituer pour rembourser cette somme astronomique. Ainsi, elles deviennent esclaves d’une dette impossible à rembourser, un piège financier qui, loin de diminuer avec le temps, peut au contraire croître sans fin. L’élément du rituel vaudou exacerbe l’emprise psychologique exercée sur ces femmes. Convaincues que leur refus de rembourser ou de respecter les règles entraînera des conséquences terribles : folie, maladies envoyées sur leur famille, elles sont paralysées par la peur. « Cette dette n’est pas seulement financière ; elle devient un instrument de chantage permanent. Le moindre écart, réel ou inventé, est sanctionné par une augmentation de la somme due. Certaines parviennent à rembourser après des années d’exploitation, en espérant ne pas avoir contracté de maladies graves dans l’intervalle. Mais pour beaucoup, l’emprise ne s’arrête jamais : même après des années, la dette peut continuer de croître, ou l’emprise psychologique reste si forte que la liberté semble inatteignable. »

La délinquance et la mendicité forcées

Une autre forme d’exploitation est celle de la délinquance forcée, souvent liée à des réseaux criminels provenant d’Europe de l’est. Ce phénomène touche principalement des mineures, âgées généralement entre 12 et 16 ans, qui sont contraintes de commettre des actes délictueux, tels que des cambriolages, au profit de leur famille ou d’un groupe criminel extérieur. Ces jeunes filles se retrouvent ainsi piégées dans une dynamique où leur propre famille ou leur communauté, censées les protéger, participent activement à leur exploitation. « Dans certains cas, l’exploitation commence après le mariage de ces jeunes filles, où la notion de dot joue un rôle central. Traditionnellement, la dot est une somme d’argent ou des biens, versés à la famille de la future épouse, symbolisant un accord entre deux familles. Toutefois, dans ces réseaux criminels, la mariée se retrouve sous pression pour rembourser cette dot. Celle-ci devient un prétexte pour la forcer à participer à des activités délictueuses, telles que des cambriolages. Ces actes sont perçus comme une contribution au remboursement de la dot, créant une dette fictive qui justifie l’exploitation continue des mineures. »

« Les cambriolages sont organisés de manière stratégique et souvent en groupe. Chaque jeune fille a un rôle spécifique à jouer : l’une manipule les outils, comme un tournevis pour forcer les portes ou les fenêtres, tandis qu’une autre surveille les environs pour signaler toute menace. Pourtant, bien qu’elles soient en première ligne pour commettre ces infractions, ces jeunes filles ne tirent que très peu profit de leurs actions. Le recel des biens volés, ainsi que les bénéfices qui en découlent, sont pris en charge par des adultes, qu’il s’agisse de membres de la famille ou d’autres figures criminelles. » Ainsi, ces mineures sont non seulement exploitées, mais aussi dépouillées de tout contrôle sur leur situation.

La question de l’enrôlement des jeunes soulève des problématiques complexes, notamment en ce qui concerne leur construction identitaire et leur rapport à l’autorité parentale ou aux figures de référence. Lorsqu’un jeune grandit dans un environnement où les seuls repères sont ceux d’un groupe criminel, l’adhésion à ce système devient souvent inévitable. Ces adultes, qui exploitent leur vulnérabilité, agissent non seulement comme des recruteurs, mais aussi comme des figures parentales de substitution. Ils façonnent une vision du monde dans laquelle la délinquance est normalisée, voire valorisée. Pour certains jeunes, ce groupe devient leur unique référence, le seul cadre dans lequel ils évoluent et où ils trouvent une forme d’appartenance. Les réseaux criminels leur offrent des modèles d’autorité, une hiérarchie à respecter, des règles à suivre, et une promesse illusoire de pouvoir ou de succès. Ce contexte les pousse à s’identifier à ces figures et à se projeter dans cette carrière délinquante, parfois dès leur plus jeune âge. Ce phénomène d’identification est particulièrement prégnant chez ceux pour qui l’environnement familial n’a pas offert de stabilité affective ou de repères positifs. Pour eux, la délinquance devient un choix presque naturel, une continuité de ce qu’ils ont toujours connu. À terme, certains de ces jeunes, après avoir été exploités, recruteront à leur tour, perpétuant ainsi le cycle d’exploitation. Ces réseaux fonctionnent comme des cercles vicieux où les victimes d’hier deviennent les bourreaux de demain.

Toutefois, la dynamique est différente lorsque le jeune a grandi dans un environnement familial où l’attachement était positif dans ses premières années, avant d’être embarqué de force dans ce système. Dans ces cas-là, l’exploitation et l’endoctrinement sont souvent accompagnés de violences, physiques ou psychologiques, qui brisent l’individu. Mais malgré la brutalité de l’expérience, ces jeunes conservent parfois, au fond d’eux, la trace d’un modèle familial sain, un attachement positif qui a été formé dans les premières années de leur vie. Cet attachement positif, même s’il a été interrompu, peut jouer un rôle crucial dans leur capacité à se distancier, à un moment donné, de l’environnement criminel dans lequel ils ont été forcés d’évoluer. Ces jeunes peuvent ainsi, sous certaines conditions, retrouver une capacité à se révolter contre le système qui les a asservis, à condition de bénéficier d’un accompagnement adapté.

Enfin, la mendicité forcée est une autre manifestation de la traite des êtres humains, où les victimes, souvent des enfants ou des personnes en situation de grande précarité, sont poussées à mendier sous la contrainte, les fruits de leurs efforts étant systématiquement accaparés par ceux qui les exploitent. Les victimes, souvent des personnes marginalisées ou en grande détresse, sont littéralement placées dans la rue par leurs exploiteurs, avec pour consigne explicite de ramener une somme d’argent quotidienne.

En nous exposant ces actes d’exploitation, Anouck nous rappelle qu’à travers celles-ci se trouve un être humain réduit à l’impuissance, mais que face à ce fléau, un espoir subsiste : celui que la justice et la solidarité puissent mettre fin à ces souffrances peu visibles.

Ressources:

Livres:

Sur la prostitution nigériane

– Pierrette Fleutiaux, Destiny

Sur la prostitution / proxénétisme des mineures

– Rose Emilien, Les michetonneuses

– Papa, vient me chercher ! (Édition de l’observatoire) Thierry et Nina Delcroix –Jacqueline Rémy

– Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée… la vie malgré tout, de Christiane V. Felscherinow, Poche

Sur l’exploitation dans le travail agricole  

– Antoine Albertini, Les invisibles

Sur la prostitution albanaise

– Philippe Broussard « A la recherche Gingka »

Sur les mineurs victime de TEH

– Bénédicte Lavaud-Legendre et Alice Tallon « Mineurs et traite des êtres humain en France, de l’identification à la prise en charge : Quelles pratiques ? Quelles protections ? » Collection ECPAT France

– Direction de l’information légale et administrative « Mineurs à risque et victimes de traite en France, enjeux de protection et de représentation légale » collection ECPAT France.

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