LA TRAITE DES ÊTRES HUMAINS : LES VISAGES DE L’EXPLOITATION (2/2)

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© Jonathan Cooper
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L’exploitation humaine prend des formes diverses, touchant des personnes issues de milieux très différents. Si certaines victimes parviennent à surmonter cette épreuve en bénéficiant, à un moment donné, de ressources personnelles et sociales solides, d’autres, plus vulnérables, peinent à échapper à la spirale de la violence. L’accompagnement et la justice doivent composer avec ces réalités pour protéger et réintégrer ces victimes dans la dignité.

Le 27 octobre 2024, par Esther Benezech

Si toutes les personnes exploitées partagent un traumatisme commun lié à la perte de leur dignité et à leur instrumentalisation à des fins de profit, leur expérience de l’exploitation, et surtout la possibilité à la surmonter, varie en fonction de leur passé et de leur degré de vulnérabilité.

Certaines victimes, notamment celles qui subissent l’exploitation par le travail, peuvent provenir de contextes relativement stables et avoir mené une vie confortable dans leur pays d’origine. Ces personnes, souvent recrutées sous de fausses promesses de meilleures conditions de vie ou de salaires attractifs, réalisent rapidement l’écart brutal entre leurs attentes et la réalité de l’exploitation à laquelle elles sont confrontées. Pour elles, l’horreur de la situation est immédiatement palpable, car elles possèdent une conscience aiguë de la dignité qui leur est refusée. Elles mesurent pleinement la dégradation de leur condition, car elles n’avaient jamais auparavant été confrontées à de telles formes de violence et d’exploitation. Ce choc psychologique, bien que profond, peut parfois leur permettre de réagir plus rapidement et de chercher à s’échapper ou à obtenir de l’aide. Une fois libérées et prises en charge, ces personnes, ayant souvent des repères sociaux plus solides, montrent parfois une plus grande capacité de rebond et parviennent à se reconstruire plus rapidement, retrouvant leur autonomie après une phase d’accompagnement. « Je pense notamment à un jeune colombien, diplômé en ingénierie, qui a été recruté par une agence en Colombie pour travailler en France. L’annonce promettait des opportunités alléchantes, mais à son arrivée, il a rapidement perçu que la réalité était bien différente. Grâce à ses ressources personnelles , il a su appeler son ambassade pour demander de l’aide. »

Cependant, il en va autrement par exemple pour une grande partie des victimes de l’exploitation par la prostitution ou la mendicité forcée. Ces personnes, souvent issues de milieux d’extrême précarité ou ayant connu des violences répétées dès leur plus jeune âge, portent en elles un bagage de vulnérabilité psychologique et sociale. Elles ont souvent été exposées à la maltraitance bien avant d’entrer dans les réseaux de traite, rendant alors plus difficile pour elles la prise de conscience de l’injustice de leur situation actuelle. Pour ces victimes, l’exploitation semble parfois être une continuité des abus qu’elles ont toujours connus, si bien qu’elles peinent à se révolter contre leur condition ou à envisager une vie différente. Le sentiment d’indignité s’enracine dans une histoire personnelle marquée par des souffrances profondes et continues, où la manipulation psychologique s’ajoute à la contrainte physique.

Dans de nombreux cas, ces victimes ont développé des pathologies psychiques antérieures à leur exploitation, résultant de violences anciennes, de négligences ou de traumatismes non traités. La prise de conscience que leur situation actuelle est une forme d’abus et d’exploitation peut ainsi être plus longue et plus complexe. Elles peuvent avoir été convaincues par leurs exploiteurs qu’elles ne valent rien en dehors de ce système, ou que leurs souffrances sont inévitables et méritées.

La rhétorique des exploitants

Le phénomène de l’exploitation met en exergue un aspect particulièrement insidieux de la traite des êtres humains : celui où les exploiteurs dissimulent leur abus derrière une prétendue bienveillance ou un cynisme déguisé en fatalisme. « Il est déconcertant d’entendre certains discours, souvent teintés de paternalisme, où l’on justifie l’exploitation par le fait que la personne exploitée devrait, en quelque sorte, se montrer reconnaissante d’être en Europe, ou d’avoir un toit, aussi précaire soit-il. Dans le cas des personnes qui sont hébergées pour s’occuper des enfants ou pour réaliser des tâches ménagères, il n’est pas rare d’entendre, de la part de certains employeurs, des arguments comme : « Elle devrait presque nous remercier d’être ici, en Europe. Ce type de rhétorique est consternante. »

L’accompagnement des victimes : de la prise de conscience à la libération

Anouck et ses collègues rencontrent plus fréquemment des personnes encore plongés dans une situation d’exploitation, souvent à la suite d’une alerte donnée par une tierce personne. « Nous nous approchons alors d’elles, et si elles acceptent notre aide, nous les accompagnons dans leur parcours vers la libération. Parfois, c’est la police qui intervient, dans le cadre d’une enquête en cours. Il est à noter que, dans ces moments-là, les personnes concernées ne se considèrent pas nécessairement comme des victimes. Il leur est souvent compliqué de percevoir la violence de l’exploitation qu’elles subissent, tant leur perception est obscurcie par l’emprise sous laquelle elles se trouvent.»

Pour permettre à ces personnes de sortir de l’engrenage de l’exploitation, il est essentiel qu’elles puissent élaborer un récit leur permettant de comprendre les rouages du système dans lequel elles sont enfermées. L’accompagnement consiste à les aider à prendre conscience  des mécanismes d’emprise et de domination qui les retiennent, et ainsi les aider à réaliser l’asservissement qu’elles subissent. Il s’agit ainsi de déconstruire les discours fallacieux tels que : « C’est quelqu’un qui m’a aidé en finançant mon voyage », en exposant par exemple des résultats d’enquêtes menées. Ces dernières révèlent souvent des écarts abyssaux entre les montants prétendument investis par leurs bourreaux et la réalité des coûts engagés, soulignant ainsi la manipulation économique qui sous-tend leur assujettissement.

« Malheureusement, nous sommes confrontés à une réalité accablante : le nombre de victimes orientées vers nos services dépasse largement nos capacités d’accueil et d’accompagnement.»

La justice : entre relativisme culturel et défense des droits universels

D’un point de vue juridique et politique, si l’on se contente d’aborder la question sous l’angle strictement migratoire, une vision simpliste et binaire tend à s’imposer : toute entrée irrégulière doit être sanctionnée par une expulsion. Cependant, cette approche occulte une réalité bien plus complexe. Derrière ces entrées irrégulières se cachent souvent des réseaux d’exploitation qui tirent un profit direct de ces personnes vulnérables. « Plutôt que d’expulser la personne, il serait bien plus judicieux de concentrer nos efforts sur le démantèlement des réseaux qui orchestrent ces migrations sous contrainte. En renvoyant simplement ces personnes dans leur pays d’origine, nous renforçons, malgré nous, la stratégie des trafiquants. Ces derniers peuvent alors aisément rétorquer à leurs victimes : « Ne va surtout pas voir la police, tu seras expulsé. » De surcroît, ils n’ont même pas à supporter les frais de rapatriement, pris en charge à leur place par l’État français. »

Depuis une quinzaine d’années, la politique en France s’est considérablement durcie en matière d’immigration. Si des avancées sont attendues au sein du Conseil de l’Europe en ce qui concerne les droits fondamentaux, une inquiétude grandissante s’est également installée. Les services d’enquête, en particulier, redoutent d’être instrumentalisés. Ils craignent d’accorder des documents légaux à des personnes qui ont été introduits sur le territoire par le biais de réseaux criminels, par peur qu’ils ne reproduisent ces systèmes d’exploitation. Ce risque est présent, et il soulève une question cruciale : comment mobiliser la société dans son ensemble pour permettre à ces personnes de s’en sortir et de s’intégrer véritablement ?

Aujourd’hui, l’intégration se révèle être un parcours semé d’obstacles. Les personnes concernées sont souvent contraintes de se tourner vers des réseaux communautaires pour trouver un logement ou un emploi, ce qui les expose à des dérives potentiellement dangereuses. Accompagner ces personnes dans leur démarche d’intégration est d’une importance capitale, mais il est tout aussi essentiel d’éviter de fragmenter les services. Les associations de terrain jouent un rôle fondamental en apportant un accompagnement de proximité. Elles s’engagent réellement aux côtés des personnes, les reliant à des ressources et leur offrant un soutien continu. Cependant, ce processus prend du temps et nécessite un investissement personnel considérable. Dans une relation d’emprise, l’un des protagonistes parvient à annihiler l’existence de l’autre en tant que sujet, le réduisant à un simple objet au service de ses propres besoins. En sortir prend du temps.

Concernant les auteurs d’exploitation, cette dynamique peut toucher des profils de personnalité variés ; même des personnes ordinaires. Monsieur et madame tout le monde, peuvent s’engager dans des réseaux criminels sans en saisir la portée. Par exemple, il arrive que des personnes hébergent une autre en échange de services domestiques, tels que le ménage ou la garde d’enfants, sans réaliser qu’ils participent à un système d’exploitation.

Les audiences judiciaires, parfois, offrent des moments d’éclaircissement, servant de leçons pédagogiques pour ceux qui ont pris part à ces dynamiques. Lors d’une audience, un boulanger, par exemple, a été confronté à la réalité de son comportement. Lorsque le président lui a demandé de se présenter, il a révélé être en arrêt de travail et qu’il bénéficiait d’indemnités de la part de la sécurité sociale. Le président lui a alors expliqué que, ne pas avoir déclaré son employé, le privait de toute aide financière, soulignant ainsi la responsabilité éthique et légale de chacun dans de telles situations.

Il arrive à l’inverse que certaines décisions judiciaires suscitent une profonde incompréhension, voire une indignation. Lorsque des magistrats, en se basant sur des critères culturels ou socio-économiques des pays d’origine des victimes, minimisent l’ampleur de l’exploitation à laquelle elles sont soumises, cela révèle un glissement inquiétant vers une forme de relativisme qui va à l’encontre des principes fondamentaux d’égalité et de dignité humaine.

Un exemple de ce phénomène est celui où un juge, dans le cadre d’une affaire de traite humaine, justifie des conditions d’hébergement indignes en les comparant aux conditions de vie que les victimes auraient pu connaître dans leur pays d’origine. Il n’est pas rare, malheureusement, de voir des arguments tels que « dans leur pays, ils n’ont pas facilement accès à l’électricité » ou encore « leur proposer une cabane n’est pas choquant, car c’est mieux que ce qu’ils vivent chez eux ». Ces raisonnements, qui peuvent apparaître sous forme de décisions écrites, banalisent non seulement la violence de la situation présente, mais ignorent aussi des réalités essentielles propres au droit français et aux droits humains universels.

En France, tout individu, quelle que soit son origine, est censé jouir des mêmes droits, et c’est précisément ce principe d’égalité qui garantit la cohésion de la société. Il est donc particulièrement dangereux, pour ne pas dire pervers, de justifier l’exploitation en fonction des conditions de vie dans le pays d’origine des victimes. Cette approche ne fait qu’ancrer l’idée d’une hiérarchisation des êtres humains, comme si certains méritaient moins de dignité ou d’attention que d’autres en raison de leur origine géographique ou de leur précarité. En reproduisant ce type de raisonnement, on risque non seulement de valider des pratiques qui relèvent de l’exploitation, mais aussi de renforcer des systèmes sociaux inégalitaires qui s’apparentent aux castes, où des catégories de personnes seraient destinées à des traitements dégradants simplement parce qu’elles viennent de milieux moins favorisés.

Ressources:

Films/ Séries/ Reportages:

Délinquance Forcée :

Reportage Arte sur le trafic d’enfants roumains

Sur la prostitution / proxénétisme des mineures.

– Shéhérazade 

– Une fille facile 

– Jeune et jolie

– Reportage Radio France, France culture, les pieds sur terre  en podcast :

  • Le petit proxénète et la prostitution des mineurs : Nina et ses parents

Sur la prostitution nigériane

– Hope 

– Joy 

– Òlòtūré (netflix)

Sur la prostitution chinoise

– La marcheuse

Sur la prostitution masculine

– Eastern Boys 

Sur l’exploitation par le travail

– 7 prisonniers (Netflix)

Série inspirée de faits réels sur la traite des jeunes filles pays de l’est et jeunes filles asiatiques.

– Matrioshki : Le trafic de la honte  Saison 1 et 2.

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