LE CHANT DE LA PLAINTE : ENTRE TRANSFORMATION ET RÉSIGNATION

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© Alex Green
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Quelle relation entretenons-nous avec notre propre plainte et avec celle des autres ? Qu’exprime-t-elle au juste ? La plainte nous interroge sur notre perception du monde, mais également sur notre capacité à y réagir. Répondre à la plainte, est-ce un acte d’humanité ? un devoir social ? Est-ce quelque chose d’insupportable ? En son écho, discernons-nous une opportunité de transformation ou sommes-nous face à la résignation ?

Le 22 mai 2024, par Esther Benezech

Certaines expressions comme « Trop de bruit », « j’en ai marre », « j’ai mal », « ras le bol de ce temps », « ces embouteillages me fatiguent » nous sont bien familières. Marie, par exemple, admet se plaindre du matin au soir, comme une habitude dont elle ne parvient pas à se défaire. D’autres, comme Rita, écoutante professionnelle, possèdent une tolérance élevée à les entendre. Et puis, il y a ceux, à l’instar de Luce, qui ont développé une réaction épidermique face à la plainte, s’efforçant de transformer systématiquement les propos de l’autre en un discours exclusivement positif, quitte à ignorer ce qui se cache derrière cette plainte.

Le terme « plainte » puise ses origines dès le XIe siècle. Initialement associé à la douleur ou à la peine, il évolue pour exprimer le mécontentement, pour enfin désigner la dénonciation d’une infraction devant la justice. La plainte est omniprésente et fait partie du langage de l’homme, servant à communiquer ses sentiments et ses besoins. Elle se manifeste dans une multitude de contextes : artistiques, littéraires, débats publics. Dans les sociétés contemporaines, elle peut être perçue comme un moyen d’expression des droits et des attentes individuelles.

Le mythe d’Orphée : complainte poétique et lamentation mélancolique

La thèse de Myriam Fredette, distingue deux types de plaintes : la complainte poétique et la lamentation mélancolique. La première représente la capacité à dépasser la peine, tandis que la seconde met en évidence l’aspect sombre et tragique de la condition humaine. La plainte poétique d’Orphée se manifeste lorsque ce dernier nourrit encore l’espoir de retrouver Eurydice. En revanche, la plainte mélancolique prend le relais lors de la seconde mort d’Eurydice.

Lorsque Eurydice meurt tragiquement et qu’Orphée descend aux Enfers pour la ramener, sa plainte est empreinte d’un mélange d’espoir et de désespoir. Il chante avec une intensité émotionnelle qui reflète son désir ardent de la ramener à la vie. Sa musique, marquée par cette lutte pour surmonter la mort, devient une complainte poétique, exprimant à la fois la beauté de son amour et la profonde tristesse de sa perte. Elle a un effet enchanteur sur son public, qu’il s’agisse des êtres vivants ou des dieux. Cette plainte a le pouvoir de transformer la réalité et d’inspirer l’espoir.

La plainte mélancolique, en revanche, a un effet plus sombre et désespéré sur ceux qui l’écoutent. Elle suscite tristesse, chagrin et compassion, car elle reflète la profonde douleur et la perte irréparable d’Orphée. Après avoir presque réussi à ramener Eurydice à la vie, Orphée est confronté à sa seconde mort, lorsqu’il se retourne pour la regarder avant qu’ils n’aient quitté les enfers. La musique d’Orphée devient un cri de douleur face à la cruelle réalité de la mort. La plainte mélancolique exprime sa désillusion et sa résignation face à l’impossibilité de surmonter la mort.

Au-delà de leur contenu émotionnel, ce qui différencie ces deux plaintes, réside dans leur effet sur le public et leur fonction au sein du récit. La plainte poétique a le pouvoir de nous élever, tandis que la plainte mélancolique nous confronte à la tragédie inhérente à la condition humaine et suscite une profonde réflexion sur la vie et la mort. La mélancolie, selon Freud, se caractérise par une perpétuelle insatisfaction envers soi-même et le monde. « Celui qui se plaint tente de partager son ressenti, mais nous le percevons souvent comme excessif. Accepter les limites et les réalités de la vie lui est difficile. Sa plainte envahit tout son être et sa relation aux autres. Parfois, la personne se replie sur elle-même, s’isole. Elle lutte contre sa souffrance. Sa plainte vient finalement maintenir un équilibre car elle permet de construire une continuité narrative » explique Rita.

Se plaindre : maintenir une cohérence subjective

Paul Ricœur souligne que la vie est une quête de narration, où se comprendre implique de pouvoir raconter des histoires sur soi de manière intelligible et acceptable. La plainte devient alors un moyen pour le sujet de maintenir sa cohérence subjective. Marie illustre ce point en décrivant sa routine de plaintes qu’elle trouve nécessaire pour rendre sa vie supportable. « Je me lève, je râle ; je suis en voiture, je pestifère contre les autres conducteurs. Au travail, je souffle dès que j’entreprends une tâche. Le soir je m’affale sur le canapé en me disant enfin, la journée est passée. Mon entourage n’en peut plus. Mais je ne sais pas faire autrement. J’ai besoin de vivre comme cela pour que la vie soit supportable. » Bien qu’elle reconnaisse que ses plaintes épuisent son entourage, elle ne parvient pas à envisager sa vie autrement. Elle souffre des réactions de rejet que ses attitudes provoquent. Pour Rita, le lien entre la plainte et le plaisir peut sembler paradoxal mais « une personne peut trouver une satisfaction dans le fait de se plaindre, même si cela renforce sa souffrance. Elle attire l’attention sur elle-même, ce qui renforce son sentiment d’existence. Cela lui permet aussi d’obtenir de la compassion et parfois une forme de reconnaissance. Par ailleurs, se plaindre peut également être interprété comme une manière de souligner l’importance de la relation que l’on entretient avec la personne. Et puis, se plaindre illustre aussi parfois un désir d’exister et d’espérer. Même si, à l’inverse, dans certains cas, la plainte peut aggraver la souffrance, voire mener à des états dépressifs. » Rita ajoute que la plainte peut être collective. « Elle devient un acte solidaire, permettant de maintenir un lien social et de se sentir moins seul. »

Selon Jean-Jacques Kress, la plainte possède également une dimension métaphysique, convoquant le sens même de l’existence et lançant un appel vers l’incompréhensible. Ainsi, elle dépasse ses manifestations extérieures et ses implications pratiques, devenant un appel destiné à rester sans réponse intelligible.

La plainte ne laisse pas indifférent

Le critère le plus important pour identifier une plainte est peut-être l’embarras qu’elle suscite chez ceux qui l’entendent. Rita, par exemple, accueille volontiers les plaintes des autres, alors que Luce ne comprend pas cette attitude, estimant que celle-ci entretient la victimisation ; Cela lui provoque même de gros agacements : « il faut avancer dans la vie, sans s’appesantir sur des lamentations inutiles et nuisibles. » Son compagnon ajoute que Luce s’est construite autour de l’injonction « sois forte » et qu’elle considère la plainte comme une faiblesse. Lorsqu’elle évoque quelqu’un ayant surmonté une épreuve difficile, elle aime mettre en avant le fait qu’il ne se plaigne pas, précise-t-il.

Rita pense que cette gêne face à la plainte peut s’expliquer de deux manières : d’une part, son ambiguïté, car elle oscille entre un regard centré sur soi, voire narcissique et une demande adressée à l’autre ; d’autre part, elle comporte souvent un volet accusateur. « Ces deux aspects peuvent à mon sens provoquer des réactions telles que la fuite ou le rejet. Pourtant, demander à quelqu’un de cesser de se plaindre est souvent inefficace. » Marie-José Del Volgo explique que chaque plainte exprime une demande d’amour implicite, nécessitant une approche humaine de la souffrance. Lorsque la plainte n’obtient pas de réponse adéquate, elle persiste et se répète, amplifiant alors le malaise de la personne en face. Pour Rita, « il est important d’écouter silencieusement, en accueillant la subjectivité de l’autre. Il ne s’agit pas de lui donner raison, ni d’être neutre, ni trop compatissant, ni de chercher de solution, mais de reconnaitre qu’elle souffre. Refuser d’entendre la plainte revient à nier une part essentielle de l’expérience humaine et les besoins individuels et spirituels de chacun. » Chaque plainte est singulière, adressée à quelqu’un, qu’il s’agisse d’un interlocuteur réel ou imaginaire. Elle peut être une demande d’aide, de réconfort, ou une forme d’auto-encouragement à affronter une situation.

Forte de son expérience d’écoutante, Rita pense que la plainte poétique ne s’approche pas de la même façon que celle teintée de mélancolie. « Lorsque mon ami se rend chez son psy, il passe une partie du temps à se plaindre, car pour lui c’est le lieu où il s’autorise à le faire, persuadé que déposer cette plainte l’aidera à élaborer et à construire sa pensée pour mieux comprendre sa situation. En revanche, la plainte mélancolique opère différemment. Elle persiste. Elle devient parfois difficile à supporter pour celui qui écoute, car elle révèle notre impuissance à soulager autrui. La seule posture permettant de maintenir le lien est notre «présence à l’autre». Ignorer ou faire taire la plainte pourrait réduire au silence le sujet qui la communique