Suite à la multiplication d’ouvrages antiféministes, dont certains rédigés par des femmes, Maëlle s’interroge : peut-on être misogyne lorsque l’on est une femme ? Ce questionnement soulève un paradoxe : des femmes peuvent-elles adopter des attitudes ou des comportements qui perpétuent des schémas sexistes, au détriment de leur propre genre ?
Le 17 novembre 2024, par Esther Benezech
La misogynie, définie comme une hostilité ou un mépris à l’égard des femmes, dépasse le cadre des interactions masculines. Elle s’inscrit dans un système plus large, où des normes culturelles et sociales contribuent à modeler les perceptions et les comportements, y compris chez celles qui en sont les premières victimes. C’est ici que le concept de misogynie intériorisée entre en jeu. Des femmes, consciemment ou non, adoptent et reproduisent des modèles qui les rabaissent ou les enferment dans des rôles subalternes.
Un héritage familial pesant
Pour Maëlle, 34 ans, ce questionnement est loin d’être théorique. Son histoire personnelle en est le révélateur. Issue d’une famille où les rôles genrés étaient strictement définis, elle a grandi dans une maison où les garçons apprenaient à jouer aux échecs et à bricoler, tandis que les filles étaient formées à « aider maman ». Sa mère, entièrement dévouée, incarnait l’archétype de l’épouse soumise à son mari.
En devant adulte, Maëlle pensait avoir tourné le dos à ce modèle, mais en fondant sa propre famille, elle a été confrontée à des comportements qui l’ont renvoyée à ce passé. Le comportement de son beau-père, par exemple, était typique d’un patriarche autoritaire et méprisant envers les femmes. « Il dénigrait toutes les femmes, y compris sa propre épouse, qu’il réduisait à son rôle de cuisinière et de ménagère » raconte-t-elle.
Mais ce qui a marquée Maëlle c’est l’attitude de sa propre mère et de sa belle-mère. Après la naissance de son premier enfant, par césarienne, alors qu’elle se remettait difficilement de complications médicales, elle fut choquée par leurs réactions. « Ma mère est venue nous voir à la maternité et la seule chose qu’elle m’a dite, c’est qu’elle plaignait mon mari de devoir s’occuper du bébé. Pas un mot pour moi. Rien sur ce que j’avais traversé. »
Une question générationnelle ?
Maëlle s’interroge : comment des femmes, ayant elles-mêmes vécu des sacrifices et des frustrations dans un cadre patriarcal, peuvent-elles perpétuer ces dynamiques en dévalorisant d’autres femmes ? Selon elle, cela pourrait être liée à une forme d’adhésion inconsciente aux normes qui les ont construites. « Ma mère et ma belle-mère ont grandi dans un monde où le sacrifice des femmes était non seulement attendu, mais valorisé. Voir un homme s’impliquer dans les soins des enfants, comme le fait mon mari, semble les déstabiliser. Elles y voient une menace pour l’équilibre qu’elles ont connu. » Cette réaction, selon Maëlle, reflète une tentative de maintenir leur place dans un système patriarcal. « En valorisant leur gendre ou leur fils, elles cherchent peut-être à préserver leur rôle. Cela leur donne une forme de reconnaissance sociale, dans un cadre où elles-mêmes n’en ont pas beaucoup reçu. »
Mais il y a aussi, selon Maëlle, une dimension plus personnelle. « Ma mère a souvent explosé sous la pression de devoir tout gérer, mais elle ne l’a jamais verbalisé. Elle semble maintenant reprocher à d’autres, y compris à moi, de ne pas accomplir ce qu’elle a fait, même si elle en a souffert. »
Un patriarcat implicite et présent
La misogynie intériorisée ne se limite pas aux familles. Même dans une société perçue comme progressiste, les normes patriarcales continuent de sculpter les mentalités. Certaines œuvres prétendant apporter une perspective nuancée sur des sujets contemporains tels que #MeToo en viennent parfois à confondre une critique constructive destinée à améliorer ou encourager une réflexion ou un comportement, sans dévaloriser la féminité, avec une misogynie intériorisée, qui s’exprime par des jugements sévères envers d’autres femmes, souvent fondés sur des stéréotypes négatifs.
Maëlle observe également que, « l’on nous demande ou on s’inflige d’exceller dans tous les plans : au travail, à la maison, et même dans notre apparence. C’est épuisant. Et parfois, je trouve qu’entre femmes on se juge sévèrement. » Elle note également que les stéréotypes associés à la féminité, comme la douceur ou le soin des autres, sont encore perçus comme inférieurs à ceux considérés masculins, tels que l’ambition ou la rationalité. « Cela pousse certaines femmes à mépriser celles qui incarnent ces attributs féminins, comme pour se différencier. »
Un autre facteur que Maëlle met en avant est la compétition implicite entre femmes, souvent encouragée par les structures patriarcales elles-mêmes. « Dans ma belle-famille, mon beau-père ne respectait aucune femme, sauf un peu sa femme. Il était clair qu’il voulait que ses fils fassent de même. Il était attendu que seule ma belle-mère soit reconnue comme LA femme importante. » Dans ces contextes, dévaloriser une autre femme devient une stratégie pour maintenir ou affirmer sa propre place. « Ma belle-mère, par son comportement discret mais ferme, revendiquait ce rôle. Cela explique peut-être pourquoi elle avait du mal à accepter ma place. »
Les mécanismes psychologiques en jeu
Au-delà des influences sociales, des mécanismes psychologiques peuvent également expliquer cette misogynie. Maëlle parle de projection défensive, dans le cas où certaines femmes critiquent ou rabaissent d’autres pour mieux gérer leurs propres insécurités. « Une femme qui se sent mal dans son apparence, par exemple, va critiquer celle d’une autre. C’est une manière inconsciente de détourner l’attention de son propre malaise. »
Elle évoque également le rôle des biais cognitifs, qui renforcent les stéréotypes sexistes. Ces biais sont des mécanismes mentaux qui nous amènent à interpréter la réalité de manière sélective pour confirmer nos croyances préexistantes. Par exemple, si un ouvrage part du postulat que les femmes sont moins compétentes en politique, il mettra en avant des échecs féminins tout en passant sous silence les succès de certaines. Ce type de narration, ce biais de confirmation, alimente la perception biaisée et réduit les opportunités de remettre en question les idées reçues. « Je pense à un essai qui critiquait les mouvements féministes en faisant l’apologie des femmes traditionnelles, mais qui omettait d’aborder les frustrations et sacrifices liés à ces rôles. C’est comme si les auteurs essayaient de conforter un ordre établi, en flattant la nostalgie d’un temps où les femmes semblaient à leur place. Mais cette place était souvent une prison, selon moi. » D’autres biais peuvent aussi conduire à des comportements misogynes. Ces biais consistent à surestimer ou idéaliser certaines qualités dites féminines, comme la douceur, l’abnégation, le dévouement, en considérant implicitement que ce sont les seules vertus acceptables chez les femmes. « Cela maintient la femme dans un rôle contraint, et peut rendre suspecte ou antipathique celles qui s’en écartent. En apparences flatteurs, ces biais peuvent perpétuer certains stéréotypes sexistes. »
La peur de l’émancipation féminine
Enfin, Maëlle estime que l’émancipation féminine elle-même peut susciter de la méfiance, voire de l’hostilité, chez certaines femmes. « L’idée que nous pouvons redéfinir nos rôles effraie. Cela remet en question les bases sur lesquelles beaucoup ont construit leur vie. » Elle ajoute que le féminisme est parfois perçu comme un extrémisme. « Certaines femmes voient les militantes comme des sources de conflit, plutôt que comme des alliées dans une lutte commune. Cela peut engendrer un rejet. »
« Peut-être que le plus grand paradoxe de la misogynie intériorisée réside dans ce qu’elle révèle : un héritage invisible mais tenace, où les femmes, en portant le poids du passé, deviennent parfois les gardiennes inconscientes des chaînes qu’elles aspirent à briser. »
Ressources:
– Le mythe de la virilité d’Olivia Gazalé explore comment les stéréotypes de genre affectent à la fois les hommes et les femmes, y compris la façon dont les femmes intériorisent certaines idées misogynes.
– King Kong Théorie de Virginie Despentes, un essai féministe qui aborde la question de l’intériorisation des normes patriarcales par les femmes.
– The Handmaid’s Tale, série dystopique qui illustre comment les femmes peuvent participer à leur propre oppression dans un système patriarcal extrême.