Décriées par les uns, défendues par d’autres, les nouvelles technologies ne cessent d’interroger notre rapport au monde et entre individus. Synonyme d’une solitude toujours plus grandissante pour les plus réfractaires, les défenseurs y voient, quant à eux, de nouveaux espaces de rencontres. L’univers socio-numérique regroupe un ensemble de réflexions autour du lien social, union ou fracture, réel ou réalité fantasmée, il divise autant qu’il rassemble. La fête s’inscrit timidement dans cet espace de vie connectée tout comme les débats que celle-ci peut susciter.
Le 9 mars 2025, par Josépha Le Sourd Le Clainche
S’accorder sur une définition du numérique n’est pas aisée tant ce terme recouvre des significations multiples. Des chercheurs tels que Milad Doueihi et Micello Vitali-Rosati opèrent le distingo entre le numérique d’une part, l’informatique d’autre part. Alors que le premier se caractériserait plutôt comme un ensemble de pratiques et de visions du monde engendrant de fait des changements sociétaux, le second se référerait aux outils et aux technologies. Néanmoins, cette séparation des termes n’est pas suffisante pour rendre compte de cet univers complexe et en constante mutation.
Le chercheur Pascal Plantard étudie le numérique comme fait social total. Ce concept a été fondé par Marcel Mauss, il le différencie des autres faits sociaux au sens où il mobilise l’intégralité de la société. Ainsi le numérique influe et transforme plusieurs dimensions et domaines de la vie quotidienne tels que l’identité, la culture, la communication, le politique ou encore l’économie. Le fait social total comporte des règles et des normes s’imposant petit à petit aux individus, cela s’observe également pour le numérique dont les contours et le contenu ne sont pas fixes. Par ailleurs, Milad Doueihi définit la notion de culture numérique (2011) illustrant à nouveau cette dimension totale des nouvelles technologies.
Sociabilité numérique : un concept et des effets qui divisent
Dans une société se dirigeant vers le tout numérique, les nouvelles technologies ont indéniablement modifiées les relations et les prises de contact entre les individus. Si pour certains, celles-ci sont faussées par l’aspect inauthentique qu’induit l’écran, pour d’autres, elles sont synonymes de nouvelles formes de sociabilité ne s’inscrivant pas systématiquement dans une conjoncture négative.
La réalité virtuelle amène de nouvelles réflexions autour du lien social. Selon la définition de l’Académie Française, la réalité virtuelle est un « ensemble organisé d’images de synthèse avec lequel l’utilisateur peut établir une interaction, et qui lui donne la sensation que l’environnement ainsi créé est réel ». L’adjectif « virtuel.le » est par extension ce qui est « susceptible d’exister, possible ou probable ». Les théories de la cognition numérique montrent que le corps physique et le corps virtuel s’influencent mutuellement et sont intimement liés. La création d’un avatar – identité numérique – reproduisant fidèlement les gestes et les expressions dans un environnement sensoriel immersif modifie le type d’interaction sociale jusqu’ici impossible avec les textes et les images statiques. L’avatar – ressemblant ou au contraire réinventé – est une extension de soi incarnée par le corps numérique, en mouvement dans cet espace. La frontière entre le réel et la fiction traditionnellement appliquée au monde virtuel est ici poreuse. Elle est sujette à confusion de par cette connexion entre ces deux univers – numérique et physique – et les effets physiologiques engendrés. Les recherches sur la sociabilité réelle, supposée, ou fantasmée, en rapport avec les nouvelles technologies n’amènent pas de réponses claires et définitives.
Ce n’est pas tant l’outil en lui-même qui semble être questionnable mais l’utilisation qui en est faite. Le numérique peut être vecteur de sociabilité tout comme il peut isoler l’individu. Dans un cas comme dans l’autre, des exemples peuvent les illustrer. Entre ces deux positionnements, des outils d’analyse et de prévention sont mis en place invitant à se questionner sur les pratiques numériques, leurs apports et leurs conséquences.
Festivités et numérique : réalité sublimée …
Avec les nombreux outils numériques, la fête tend à se traduire sous de nouvelles formes ou tout du moins des formes déjà connues mais décuplées. Dans cette perspective d’embellir l’environnement et l’ambiance au sein desquels la fête se déroule, des outils connectés ont vu le jour afin d’agrémenter la réalité. Ils permettent une extension de la fête de manière augmentée, mixte ou virtuelle en sublimant le moment festif. Ils nourrissent l’espace par une sollicitation des sens et de l’imaginaire. Alors qu’un certain nombre d’évènements sont des prestations de services où chaque membre a une place dans une zone géographiquement délimitée, ces outils d’aide à la fête encouragent une projection des individus au-delà de l’espace physique, où la barrière entre les individus puis entre le public et les artistes s’estompent dans l’objectif de revenir aux fondamentaux de la fête, c’est-à-dire, se réunir et partager un moment de joie commune.
Concernant la réalité virtuelle et le métavers, ces outils permettent à toute personne qui le souhaite de rejoindre des évènements festifs – festivals, soirées, jeux – partout dans le monde depuis chez soi dont l’identité numérique est la passerelle. L’accessibilité est soulignée car ces évènements impliquent moins de dépenses, moins de trajets et une sélection facilitée des environnements numérico-festifs dans lesquels les participants souhaitent se rendre virtuellement. La création des mondes virtuels peut être contrôlée jusqu’au moindre détail, de la musique jusqu’au décor, créateurs et participants peuvent se plonger dans un univers sans les limites physiques, sociales et économiques de la vie quotidienne. Néanmoins, cette accessibilité n’est pas totale car le matériel a un coût et la fracture numérique, quant à elle, touche un certain nombre de personnes.
…ou course effrénée vers un échappatoire ?
Si la fête virtuelle offre un panel de possibilités et de découvertes, ce mode festif questionne quant à ce qui recherché et les risques associés.
La projection et l’incarnation dans des environnements entièrement pensés peut en effet permettre la création d’une communauté virtuelle, encourager la rencontre pour les plus introvertis et favoriser de nouvelles interactions sociales, agréables et contrôlées. Ce moyen d’évasion peut constituer une bulle d’oxygène dans une société où l’effritement du lien social, les contraintes toujours plus pesantes et le contexte anxiogène dans lequel les individus vivent au quotidien, sont régulièrement mis en évidence. A contrario, une recherche constante de nouveaux plaisirs et d’environnements pour se réaliser sans jugement ni pression, nous invitant à réfléchir sur la pression que nous exerçons les uns sur les autres, comporte le risque d’une fuite excessive vers ces nouveaux mondes. L’ancrage dans la réalité et la santé mentale des utilisateurs peut être mise à rude épreuve et entraîner une dépendance facilitée par cette accessibilité en un clic.
À partir d’une connexion, la rapidité avec laquelle un participant peut intégrer la réalité virtuelle est représentée comme un gain de temps. L’adoption du point de vue inverse en y observant une perte est également objet d’argumentation. En effet, les emplois du temps sont de plus en plus resserrés à mesure que les obligations et les injonctions grandissent. Outre la création de son avatar et ce qui est relatif à l’entrée, nul besoin de préparation – trajet, logistique, discussion – pour se rendre à une fête virtuelle. Il suffit de quelques minutes de disponible, depuis chez soi, pour y accéder et répondre à son désir. Or, la préparation pour accéder à ce que nous souhaitons est une partie de la réponse et une forme de satisfaction en soi. Celle-ci implique une temporalité lente, une décomposition en plusieurs étapes permettant la projection – partie intégrante du désir – et l’appréhension de la frustration puisque la concrétisation de cette envie ne s’inscrit pas dans l’immédiateté. Que ce soit entre amis ou avec des inconnus, l’organisation d’évènements festifs implique des préparatifs et une coordination qui font entièrement partie du processus.
Nombreuses sont les oeuvres littéraires et cinématographiques où les nouvelles technologies, poussées jusqu’à leurs paroxysmes, sont au coeur des dystopies racontées. En quête perpétuelle d’un bonheur inatteignable, ce qui définit l’être humain, ses émotions, s’efface dans un monde de substitution où les plaies sont pansées et l’illusion maintenue.
Alors que la réalité virtuelle et la réalité physique sont traditionnellement séparées parce ce qui relève du réel et ce qui relève de la sensation, des évènements récents – notamment des violences sexuelles commises par des avatars – ont montré la reproduction de comportements violents et de problématiques sociétales au sein même du métavers. Aussi, la notion même de réalité, et ce qui la définit, peut être révisée car bien qu’elle soit virtuelle et donc « probable », il semblerait qu’elle soit a minima calquée sur les idéaux mais aussi sur les maux.
Ressources :
– Pour le magazine Fisheye, Marie Baranger s’est interrogée sur le sens de la fête avec l’arrivée des technologies immersives (2021) : Les technologies immersives pour réinventer la fête
– 20minutes a publié un article en ligne concernant les violences sexuelles qui ont eu lieues. Victime et consultante sur les dangers des technologies virtuelles sur les enfants ainsi que sur les impacts physiologiques de celles-ci, Nina Jane Patel apporte un témoignage des réflexions intéressantes sur le sujet (2024) : Viol dans le métavers : « Trois hommes ont agressé sexuellement mon avatar », raconte une victime
– Dans cet article scientifique sur le numérique dans le travail social, Pascal Plantard aborde le numérique comme un fait social total nous permettant d’appréhender les contours de ce concept : Numérique et travail social : entre normes et médiation | Cairn.info
– Serge Proulx et son étude sur les injonctions liées au numérique : Serge Proulx, La Participation numérique. Une injonction paradoxale | Cairn.info
– Pour le média en ligne Theconversation, le professeur Charles Perez s’interroge sur l’évolution / disparition du métavers (2025) : Le métavers est-il mort ?
– Un bref état des lieux de la sociologie du numérique et des nouvelles perspectives théoriques (2022) : Sociologie du numérique