Révélateur des traits d’une personnalité, support pour véhiculer un message, outil de domination ou de gestion dans des conflits ou tout simplement pour débuter une conversation, l’humour est une affaire sérieuse. Il peut susciter le rire, entre l’adhésion et le sourire gêné, la colère, de l’indignation à l’exclusion. Calculé ou spontané, l’humour en dit long. Le rire au travail a été investi par la recherche dont deux thématiques principales ressortent : l’humour comme outil managérial et sa fonction socialisante dans le milieu professionnel. À travers le regard d’Angélique, travailleuse sociale depuis des années, Quoique a voulu explorer la place de humour dans ce domaine professionnel si particulier où la relation humaine en constitue le cœur.
Le 14 juillet 2024, par Josépha Le Sourd Le Clainche
Aujourd’hui éducatrice dans le milieu judiciaire, Angélique a exercé différents postes auprès des publics en grande difficulté. Jusqu’en mai dernier, elle était éducatrice au sein d’un service d’accompagnement socio-judiciaire et d’un centre de prise en charge des auteurs de violences conjugales. Ces accompagnements s’exerçaient principalement auprès des auteurs de violences intrafamiliales qui pour une grande majorité étaient eux-mêmes victimes. Pendant plus de quinze ans, Angélique a travaillé dans la protection de l’enfance puis auprès des personnes en souffrance psychique, des publics marginalisés ainsi qu’auprès des jeunes suivis par la protection judiciaire de la jeunesse. À son travail, elle utilise l’humour au quotidien. Une thématique qui fût l’objet d’étude de son mémoire dix ans auparavant. « J’ai toujours considéré, et c’est encore plus le cas aujourd’hui, que l’humour est un outil essentiel et nécessaire » souligne t-elle. Dans un contexte où le travail social est mis à rude épreuve à la fois pour les professionnels et les personnes accompagnées, l’utilisation de l’humour peut être une nécessité, une opportunité autant qu’elle clive et suscite parfois l’incompréhension.
Un bref détour par les recherches en sciences humaines
Les études sur le rire sont aujourd’hui foisonnantes. Entre la littérature scientifique et le contexte actuel, notamment l’affaire Guillaume Meurice, la place de l’humour est sujette à de nombreux questionnements et recherches.
En 1900, Henri Bergson publie Le rire : essai sur la signification du comique, un ouvrage de référence concernant cette thématique. Selon l’auteur, le rire doit avoir une signification. Le comique possède des fonctions sociales dont les modalités sont déclinées dans cet écrit. Cependant, Daniel Grojnowski dégage des limites sous le prisme de l’humour moderne et contemporain. Si le rire peut répondre à une norme et s’inscrire dans un cadre social sophistiqué à travers une vision structuraliste et une fonction principalement correctrice, à l’inverse, il peut également constituer un moyen transgressif et frondeur.
Pour la revue Les mondes du travail, Marc Loriol dresse un état des lieux de la recherche sur l’humour au travail dont il distingue deux approches. La première est fonctionnaliste : « Ainsi, l’humour peut « servir d’exutoire aux tensions psychologiques générées par le travail », « être un moyen de désamorcer ou d’euphémiser les conflits » ou encore « renforcer la cohésion du groupe et sa définition par rapport aux autres », et enfin il peut « stimuler l’imagination, la créativité et le plaisir au travail »». Quant à la seconde, l’auteur la qualifie de néo-marxiste au sens où l’humour comporte les risques d’instaurer des rapports de domination, d’être vecteur d’humiliation, d’engendrer des formes de violences ou encore d’être un moyen de manipulation. En fonction des positions de chacun et chacune au sein de la hiérarchie et des rapports qui se jouent, l’humour n’a pas la même signification. Cependant, l’humour au travail ne peut se réduire à ces deux approches, Marc Loriol précise que « chaque contexte professionnel a sa culture propre qui donne sens à la plaisanterie ».
Appliquées au travail social, des logiques fonctionnelles sont présentes auxquelles s’ajoutent des adaptations propres à cette sphère professionnelle. Dans les missions tournées vers l’humain et la relation d’aide, la pratique humoristique peut se traduire à travers deux contextes : entre professionnels (équipe et partenaires) puis entre le professionnel et la personne accompagnée.
L’humour est un jeu d’équilibre. Il se compose de plusieurs curseurs allant de la simple blague à une remise en cause profonde des comportements humains, et plus globalement, la société.
Au sein des équipes, la pratique humoristique divise
À chaque nouvelle expérience professionnelle, Angélique émet le même constat : « l’humour n’est pas admis et/ou pas compris de tou·te·s les professionnel·le·s qui accompagnent les publics en difficultés.» Si pour certains, l’humour va de soi dans l’exercice du travail social, pour d’autres, son utilisation n’est pas admise ou reste inscrite dans un instant hors cadre telle une parenthèse avant de se remettre au travail. L’incompatibilité entre l’humour et la sériosité persiste dans un contexte où les professionnels sont confrontés quotidiennement aux souffrances des publics vulnérables qu’ils accompagnent. Dans Enjeux sociologiques d’une analyse de l’humour au travail : le cas des agents d’accueil et des éboueurs, Stéphane Lebay et Barbara Pentimalli observent que « l’humour présente l’avantage d’offrir un cadre de compréhension original du « monde réel », en raison de l’effet de décalage que la suspension du « sérieux » permise par l’humour produit sur la perception du « cadre quotidien »». Face à des situations pouvant être immorales ou d’une violence inouïe, l’humour permet une mise à distance des vécus confiés aux travailleurs sociaux. Bien souvent, ces professionnels plongés au cœur de la complexité humaine entendent des récits de vie où il est nécessaire de faire appel à des stratégies psychiques afin de ne pas se laisser submerger. Le cadre professionnel d’une part, l’humour d’autre part, sont des moyens d’appréhension des émotions qui découlent de ces situations. « L’humour est également un super outil lorsqu’il est question de mettre à distance, de dédramatiser une situation lourde et difficile. Il est ce pas de côté qui nous aide à nous extraire de la souffrance et de la difficulté du moment » explique Angélique.
Dans les équipes, l’humour peut encourager la connivence, la solidarité, l’union par des traits communs, en d’autres termes, une socialisation professionnelle au sein d’une communauté avec des codes spécifiques et propres au domaine d’intervention. Selon Stéphane Lebay et Barbara Pentimalli, « L’humour constitue un indice sûr du degré d’intégration des travailleurs dans leur monde professionnel. Un auteur comme Collinson (1988) a insisté sur la dimension conformiste de l’humour, et l’on ne peut que le suivre, en ce sens que l’humour contribue à « souder » le collectif de travail : en échangeant des blagues, les collègues procèdent en effet à un discret travail de vérification d’un ethos et de dispositions communs leur permettant de (se) reconnaître chacun comme membre à part entière du groupe.» À travers son témoignage, Angélique précise qu’il peut tout aussi donner lieu à des violences. Pour elle, ce sont ses compétences et son positionnement qui ont été questionnés lorsque celle-ci a utilisé l’humour dans sa pratique. « J’ai pu être en difficultés avec certain·e·s collègues qui remettaient en question mes compétences et mes pratiques parce que j’utilisais l’humour. L’humour me semble pourtant être un outil très sérieux ! D’après ces collègues, je ne pouvais et ne devais pas utiliser cet outil parce que « les personnes que nous accompagnions n’avaient pas la capacité de comprendre». Utiliser l’humour, quelle qu’en soit la forme, n’était pas envisageable dès lors qu’il était question de troubles psychiatriques. Je n’ai évidemment jamais été d’accord avec cela et je ne le suis toujours pas.» Ses propos révèlent des strates où l’humour est possible mais pas avec tous les publics. En fonction des problématiques, rire et faire rire ne seraient pas admis dans toutes les sphères professionnelles du travail social. Dans d’autres postes, elle explique que l’humour était usité au sein de l’équipe et ne posait aucun problème que ce soit entre collègues, avec les partenaires et les publics accompagnés.
L’humour au travail donne lieu à un « savoir-rire » assimilé à une forme de compétence. Sa pratique varie et ses curseurs naviguent en fonction des valeurs collectives mais également individuelles. Au sein du travail social, il inclut les parcours de vie et des thématiques particulièrement sombres dont il paraît nécessaire de se distancier. Si dans ce cadre professionnel, le rire répond à un modus operandi dont l’acception sociale varie d’un contexte à un autre, un interstice semble ouvert à la spontanéité où l’humour peut échapper à la norme.
Rire, un véritable outil d’accompagnement individuel
Angélique cite librement les mots de Georges Wolinski pour définir sa pratique humoristique dans son travail d’éducatrice : « Rire est le plus court chemin d’un homme à un autre ».
Pour débuter un entretien, aborder une thématique complexe, violente ou intime, pour dédramatiser une situation, pour souligner un manque ou canaliser une frustration, pour tout simplement partager un moment convivial, l’humour peut s’adapter et être une technique à part entière dans la relation d’aide. Il permet d’instaurer une horizontalité entre le travailleur social et la personne accompagnée. La barrière entre le savant et le profane s’efface ou s’inverse pour laisser place à l’expérience de l’autre. « Il me semble nécessaire de savoir l’utiliser à bon escient. Je crois que c’est la seule condition importante : savoir utiliser cet outil pour ne pas être dépassé·e et ne pas produire l’effet inverse de ce qui était initialement recherché. Et, indépendamment de savoir l’utiliser, il est également primordial de connaître les personnes avec lesquelles j’utilise l’humour dans tel ou tel objectif. Je peux l’utiliser pour entrer en relation sans connaître la personne. Si elle reçoit cet humour, cela me donne déjà une piste d’outil possible » explique Angélique. A contrario, au-delà d’une incompréhension, il comporte aussi le risque d’encourager un rapport de domination où l’humour peut laisser place à la moquerie. Cela peut impacter la personne accompagnée et accentuer des stigmates déjà présents.
« Pour utiliser l’humour dans une situation émotionnellement lourde, je dois connaître un minimum la personne pour être certaine que mon outil du moment ne va pas l’impacter davantage que la situation actuelle. Si c’est le cas alors je me suis trompée. Cela signifie que l’humour n’avait pas lieu d’être et qu’il pourrait être destructeur et non bénéfique » analyse Angélique. Le rire est l’un de ses outils principaux dans la relation éducative. Elle le place en premier plan mais insiste sur la nécessité de questionner sa pertinence et son impact pour chacun des acteurs de la relation éducative.
L’humour offre la possibilité d’observer un autre rapport au réel. La nature de l’interaction, son intention et le contexte dans lequel elle s’inscrit peuvent ainsi orienter l’accompagnement que ce soit par l’adhésion ou le rejet. Dans tous les cas, il se révèle être un outil puissant dont les conséquences, positives ou négatives, sont à prendre en considération.
L’humour noir savamment dosé et maîtrisé
Sa pratique entre professionnels du social peut mettre l’accent sur une absurdité en lien avec l’accompagnement, des directives vécues comme contradictoires, des situations où la dissonance éthique peut être questionnée. Angélique joue volontairement avec le point Godwin et « part de l’idée que l’on peut rire de tout, même du pire, et, je crois, avec tout le monde mais peut-être pas au même moment. Je peux entendre que cette forme d’humour puisse choquer et puisse ne pas être entendable/entendue. Pour autant, cela ne m’empêche pas, ou très rarement, de l’utiliser avec les collègues, surtout lorsque je veux mettre en avant l’absurdité d’une situation ou d’une décision, lorsque je veux dénoncer et/ou provoquer. C’est un outil qui me permet d’amener le débat sur un sujet que l’on n’aborderait pas ou peu, de façon frileuse ou de façon démagogique. L’humour noir vient alors, à ce moment-là, mettre un coup de pied dans la fourmilière. Une fois l’effet « de choc » passé, on peut alors échanger en enlevant, autant que cela soit possible, les barrières. Pour cela en revanche, il faut avoir en tête et accepter de passer pour « un élément perturbateur ou inadapté » par les personnes qui n’accèdent pas ou qui refusent cet humour. C’est une responsabilité à prendre pour continuer son utilisation.» Face à une absence d’écoute ou de prise en compte, l’humour noir se présente comme un moyen de contrer ou de fronder. Il vient rompre la routine sociale et la banalisation de certaines pratiques. Tout comme l’humour plus classique, il opère une fonction exutoire par une distanciation avec des situations extrêmes du point de vue moral. À nouveau, son utilisation est à double tranchant entre une réception incomprise où la blague est vécue de manière violente voire immorale, et, une prise en compte réelle résultant sur de nouveaux échanges et donc, de nouvelles mises en perspective.
À l’image des recettes en pâtisserie, Angélique utilise l’humour noir avec parcimonie et rigueur. « Cet humour est particulier, il nécessite une prise de recul et la capacité à ne pas tout prendre au premier degré. L’humour noir, je l’utilise beaucoup dans ma vie personnelle mais au travail, je l’utilise principalement avec et auprès des professionnel·le·s (collègues, partenaires). Si l’humour au sens large n’est pas validé et compris de tou·te·s, imaginez l’humour noir ! » Si elle l’utilise rarement dans ses accompagnements, dans le cas contraire, elle l’exerce avec prudence. « L’utilisation de l’humour noir en particulier doit se faire de façon sérieuse et mesurée. Il ne s’agit pas de l’employer pour soi-même, parce qu’on trouve « cela drôle ». Non, surtout pas, sinon on se trompe d’outil. Son utilisation doit toujours, le plus possible en tout cas, avoir un objectif, surtout lorsqu’il est noir sinon il n’a, à mon sens, pas lieu d’être dans les accompagnements » nuance t-elle. Durant dix-huit mois, Angélique est intervenue auprès des personnes placées sous main de justice (PPSMJ). Une majorité des personnes accompagnées était autrice de violences conjugales et/ou sexuelles. Dans ce cadre, elle s’est autorisée à utiliser l’humour, en revanche, elle s’est abstenue d’avoir recours à l’humour noir. Elle explique ce choix par le malaise que cela pouvait susciter pour elle et les publics mais également par le fait qu’elle n’y trouvait pas de pertinence pour ses accompagnements. « De plus, l’utilisation d’un tel outil irait à l’encontre du travail que je fais auprès de ces personnes. L’objectif de mes accompagnements est en effet de travailler la réinsertion au sein de la société, mais aussi et surtout, la désistance. Travailler sur les faits et les actes commis ne laisse pas la place à l’humour noir qui serait alors un levier qui validerait les violences commises. L’humour noir ne permettrait pas, ou peu, de prendre conscience des actes posés et de s’en responsabiliser. Je me trompe peut-être mais je pense que l’humour noir dans mes accompagnements au sein de ce service serait contre-productif, voire dangereux » souligne t-elle. En effet, d’autres professionnels pourraient pratiquer l’humour noir auprès des auteurs de violence. La perception, l’interprétation et la prise en compte des risques de ce type de blague se confrontent à l’individualité de chaque travailleur social. Les valeurs professionnelles et personnelles, les vécus de chacun ainsi que les visions du travail social sont autant de raisons qui feront varier les degrés sur l’échelle de l’humour et de l’humour noir.
« On peut rire de tout mais pas avec n’importe qui » disait Pierre Desproges. Cette maxime s’applique t-elle au travail social ? Le témoignage d’Angélique nous donne à voir la complexité de ce sujet, les modalités collectives et individuelles dans lesquelles l’humour s’emploie. Entre collègues ou avec les personnes accompagnées, le travailleur social est face à des questionnements dans sa pratique humoristique. Cette réflexion s’applique tant dans son utilisation et sa pertinence que dans l’impact qu’elle peut susciter par la suite. Il n’existe pas de protocole sur l’humour et le travail social, néanmoins, à travers ses mots, Angélique en dresse une esquisse.
Ressources :
– Dans l’oreille du Cyclone de Guillaume Meurice (2024) révèle les rouages et l’impact que peut avoir l’humour à différentes échelles. L’auteur montre l’importance du contexte et de l’environnement dans lequel s’inscrit l’humour.
– Radio France propose des podcasts : Rire jaune et humour noir : un podcast à écouter en ligne | France Culture (radiofrance.fr) & Avec philosophie : podcast et émission en replay | France Culture (radiofrance.fr) & Le Rire de Bergson : épisode • 1/4 du podcast Le rire en philosophie | France Culture (radiofrance.fr)
– La notion de « savoir-rire » a été mise en lumière par Hans Steinmüller : Le savoir-rire en Chine (openedition.org)
– Dans Enjeux sociologiques d’une analyse de l’humour au travail : le cas des agents d’accueil et des éboueurs | Cairn.info, les deux auteurs proposent une analyse in situe des mécanismes humoristiques au travail et les enjeux pour les professionnels.
– Marc Loriol dresse un état des lieux de la thématique du rire au travail : Marc Loriol (dir.), « Humour au travail », Les Mondes du Travail, n° 13, juin 2013 (openedition.org)
– Daniel Grojnowski analyse la théorie de Bergson sur le rire sous le prisme de l’humour moderne et contemporain : Le rire de Bergson et ses limites | Cairn.info