INCENDIE LUBRIZOL À ROUEN : RÉCITS CROISÉS D’UN QUOTIDIEN MENACÉ 

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© Tom Barrett
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Le 26 septembre 2019, l’usine de produits chimiques Lubrizol, classée site seveso, située à Rouen s’embrasait. Cinq ans après la catastrophe industrielle, les inquiétudes relatives aux conséquences sanitaires et environnementales perdurent. Adèle et Estelle, habitantes du territoire, racontent leurs vécus de l’évènement, les conséquences qu’elles observent encore aujourd’hui sous le prisme de leur quotidienneté. Leurs témoignages nous invitent à la réflexion sur le phénomène d’habituation collective qui entoure les risques industriels.

Le 30 novembre 2024, par Josépha Le Sourd Le Clainche

La ville de Rouen, en région normande, est connue pour son célèbre monument historique le Gros Horloge, ses éditions de l’armada regroupant les plus grands voiliers du monde, sa cathédrale peinte en série par Claude Monet ou encore comme la ville où Jeanne d’Arc, condamnée à mort pour sorcellerie et hérésie, a été brûlée sur la place du Vieux-Marché. La capitale de la Normandie est classée pour son patrimoine mais également pour ses sites industriels seveso.

Le classement seveso est relatif aux entreprises industrielles (raffineries, usines chimiques, dépôts pétroliers, dépôts d’explosifs) dont les activités sont liées à la fabrication, la manipulation, l’usage ou le stockage de substances dangereuses. En 2023, il existe 1300 sites seveso en France, 700 sont classés seuil haut, 600 seuil bas. L’origine de cette appellation remonte au 27 juillet 1976 lors de l’explosion d’une cuve contenant 2000 litres de produits chimiques au sein de l’usine ICMESA à Meda en Italie. Un nuage de Trichlorophénol se forme et touche la commune de Seveso située à quelques kilomètres des lieux. En 1982 est née la première directive européenne seveso qui impose aux états de recenser les sites industriels présentant un risque technologique majeur. La dernière version, « SEVESO3 » date de 2012.

Seize sites seveso, du seuil bas au seuil haut, sont répertoriés sur la carte interactive de la Métropole Rouen Normandie. La fuite de gaz du 21 janvier 2013 et l’incendie du 26 septembre 2019, liés à l’entreprise Lubrizol, ont profondément marqué les esprits. Adèle, Estelle et 498 820 habitants du territoire vivent avec la crainte d’une nouvelle catastrophe industrielle.

Une routine bouleversée

« Habituellement, les chats sortent de la maison à partir de 6h. Mais ce matin-là, ils sortent furtivement, hument l’air et veulent rentrer immédiatement. Comme chaque matin, je sors de chez moi vers 7h00 pour me rendre au travail, habitant à la campagne, il y a environ 30 à 40 minutes de trajet. Il y avait cette odeur dans l’air similaire à celle du mercaptan que nous avions senti il y a quelques années à Rouen.»

Estelle

« Je me réveille pour aller au travail vers 7h du matin. Je suis sur Evreux car à l’époque je devais dormir sur place afin de m’éviter trop de trajet. Je vois sur les réseaux sociaux tous les posts sur l’explosion/incendie d’une usine à Rouen. N’ayant pas plus de détails, je panique. Tous les rouennais savent que Rouen est une ville « TNT ». En effet, avec tous les sites seveso sur la rive gauche, cela peut devenir dramatique.»

Adèle

Toutes deux font référence à la fuite de gaz, du mercaptan, le 21 janvier 2013 à Rouen provenant de l’usine Lubrizol. Une forte odeur nauséabonde s’était alors répandue dans la ville et au-delà. « Nous habitions Rouen à cette époque. Nous avions dû calfeutrer les fenêtres. J’avais eu du mal à respirer avec un fort mal de tête. Nous avions su que c’était Lubrizol qui avait eu une fuite. Rien de grave selon les médias… » explique Adèle. Les autorités n’ont pas déclenché l’alerte, arguant la non dangerosité du gaz pour les habitants. Le mercaptan, dont le nom chimique est méthanetiol, est pourtant toxique par inhalation selon l’INRS (institut national de recherche et de sécurité). Ce mode de communication et de précaution vis-à-vis des risques d’une panique collective s’est réitérée lors de l’incendie de 2019.

Dans l’attente d’informations officielles et de la conduite à tenir, communiquées plusieurs heures après la catastrophe, Estelle et Adèle continuaient leur journée de travail malgré la peur et l’ignorance, dans laquelle, elles et des milliers d’habitants vivaient, à cet instant. Les détails d’une routine rassurante se confrontaient à une incertitude palpable à travers des émotions vives, un paysage noirci par la fumée et une odeur suffocante dont la description rappelle les récits apocalyptiques ou sur la fin du monde. 

« Pas de sirène d’alerte à la population et pas de gravité selon la préfecture. J’attends quelques minutes chez moi, je ne sais pas quoi faire. Je travaille dans une ville de l’agglomération de Rouen. J’ignore si cette ville est sous le nuage de fumée. Ce jour là, mon chef est en congés. Il est trop tôt pour avoir une consigne d’un autre chef ou du service RH. Je décide donc de me rendre au travail, en m’équipant d’un vieux masque FFP2 périmé. Je prend mon stock de masques pour mes collègues au cas où. J’approche de mon lieu de travail. Comme d’habitude, il y a des bouchons. Je suis dans la nuit, il fait jour au loin, je suis sous le nuage de fumée avec mon masque dans la voiture.

 J’envoie un message à ma femme pour la prévenir, elle est en déplacement dans un autre département. Elle est préservée du nuage et de l’odeur. Je lui dis de ne surtout pas revenir le temps que l’incendie n’est pas circonscrit. Elle s’inquiète, je comprends, j’essaie de ne pas trop la faire paniquer. J’ai peur, je ne sais pas ce qu’il va arriver si l’incendie s’étend à d’autres sites seveso.»

Estelle

« J’essaie de contacter ma compagne car je sais qu’elle doit prendre la route pour aller à son travail sur l’agglomération rouennaise. Elle me répond qu’elle est bloquée dans les embouteillages sur l’A28. Elle est sous un énorme nuage noir. Il fait nuit alors qu’elle voit le ciel clair à l’horizon. Je sens bien qu’elle a peur. Je suis totalement paniquée car je ne sais pas ce qu’elle respire, si elle risque un quelconque danger. J’apprends que c’est un incendie à l’usine Lubrizol.

Mes collègues arrivent vers 9h30. Je leur explique la situation. Je vois bien que ma réaction leur semble disproportionnée. Je n’arrive pas à me concentrer pour travailler. J’appelle très souvent ma compagne. Je veux aller la chercher ou aller à notre maison car j’apprends que le trajet du nuage passe près de notre habitation. Je pense à mes chats, à ma maman, mes amies sur Rouen. Ma compagne refuse que je vienne me disant que je suis préservée car le nuage ne se dirige pas sur Evreux.»

Adèle

Le nuage noir : annonciateur de dommages passés et à venir

Souvent associés à des représentations négatives, les nuages sombres annoncent une météo maussade ou l’arrivée des ténèbres dans les fictions. Ils sont utilisés pour illustrer des émotions telles que les pensées noires et constituent un obstacle au passage de la lumière. 

« J’arrive enfin sur mon lieu de travail qui se trouve sous le nuage de fumée. Je sors de la voiture et je vais voir mes collègues des ressources humaines pour signaler ma présence. Je demande en quoi je peux me rendre utile vu les circonstances. Personne ne peut me répondre. Les seules personnes présentes sont celles qui viennent de loin. Les autres ont été prévenus vers 8h10 de ne pas se déplacer et de rester chez eux jusqu’à nouvel ordre.

Je me dirige vers mon bureau, je ferme tous les volets pour limiter l’odeur, nous n’avons pas le matériel nécessaire pour mieux obstruer les entrées d’air de toute façon. Plusieurs contres informations nous font sortir de notre bâtiment pour aller vers le bâtiment principal et inversement. À chaque traversée sous ce nuage, de grosses cendres se déposent sur nous et notamment sur le masque FFP2 que je porte. Je constate également que les véhicules garés sur le parking se recouvrent de plus en plus de cendres.

L’odeur entre peu à peu dans le bâtiment, c’est difficilement supportable. Nous n’arrivons pas à nous concentrer, nous n’avons pas d’informations, nous ne pouvons pas rentrer chez nous.

À l’heure du repas, je n’arrive pas à manger. L’odeur, la peur… je n’ai pas faim.

À 14h, nous avons l’ordre d’évacuer, nous devons rentrer chez nous.»

Estelle

« Cela dure jusqu’au début d’après-midi. Ma compagne m’annonce qu’elle peut enfin partir du travail.

 

Ma panique ne m’a pas quittée de la journée.

 

Ma compagne me dit que les chats refusent d’aller dehors. Sa voiture est toute noire, il y a des flaques d’hydrocarbure dans notre jardin, ça sent très mauvais, son masque ffpp2 est tout noir.

 

J’envoie des messages à mes proches. Ma mère est épargnée par le trajet du nuage. Je lui dis de ne pas  prendre la voiture pour aller voir son compagnon qui habite sur le trajet du nuage. J’ai vraiment un scénario catastrophe en tête.

 

Une amie proche sur Rouen me dit qu’ils sont enfermés chez eux. Leur fille a fait une crise d’asthme dans la nuit (l’heure où l’incendie s’est déclaré). Leur jardin est tout noir. Quand ils font couler de l’eau du robinet, c’est noir.

Je finis la journée sans plus de réponse avec toujours cette panique qui est présente.»

Adèle

 

La dangerosité qu’inspirent les nuages de fumée toxique n’est pas nouvelle. Estelle et Adèle ont en mémoire l’explosion de l’usine AZF en 2001 à Toulouse provoquant la mort de trente personnes et plus de deux milles blessés. Aussi, l’histoire qui entoure le nuage de Tchernobyl – conséquence de l’explosion du réacteur numéro quatre de la centrale nucléaire V.I Lénine survenue le 26 avril 1986 – est en arrière plan de toutes les craintes que suscitent les catastrophes industrielles et la circulation des panaches de fumée contenant des produits toxiques. 

Pour Adèle et Estelle, il est difficile de savoir si le nuage a eu des effets concrets sur leur santé, en revanche, elles constatent des conséquences sur la faune et la flore environnantes. 

« J’ai perdu l’odorat pendant environ 6 mois. J’avais rempli un questionnaire au travail mais je n’ai jamais eu de retour. La médecine du travail n’en a pas eu d’exemplaire. Ensuite il y a eu la covid donc difficile de dire si les conséquences sont du fait de l’incendie ou de la covid.»

Estelle

« Nous avons un chat qui est très malade. On pense qu’il a du ingérer des dépôts d’hydrocarbure ou d’amiante en se léchant car il était tout noir au moment des faits. Sa maladie est une calcinose. Il a des dépôts de calcium sur tous ses organes. Selon le vétérinaire, la cause serait environnementale. Son corps essaye d’expulser un corps étranger. Les premiers mois, il n’y avait plus de limaces ni d’escargots. Les deux années qui ont suivi, il n’y en avait pas beaucoup.»

Adèle

Un évènement peut en chasser un autre

La pandémie de la covid19 se déclare à cette période, sujet mondial concernant toute la population. La catastrophe industrielle touchant la métropole de Rouen est, de ce fait, reléguée au second plan. Pour de nombreux français, géographiquement et psychologiquement, l’incendie et ses effets sont loin. Il n’y a pas de proximité immédiate contrairement à la covid dont les risques mortels sont répétés, et aux seuils de tous les paliers. 

La hiérarchisation de l’information se base sur le principe de proximité dans l’espace et dans le temps. Appelée « la loi de proximité » ou « la loi du mort-km », elle peut se résumer ainsi : plus l’information est proche – géographiquement, temporellement, socialement et émotionnellement –  du lecteur, de l’auditeur ou du téléspectateur, plus celle-ci sera importante et prise en considération.

Face à la covid 19, l’incendie de l’entreprise Lubrizol est devenue obsolète pour une majorité de la population. Les habitants du territoire concerné étaient, quant à eux, toujours dans l’attente d’informations de la part des autorités. Celles-ci étaient publiées au compte goutte et parfois, de manière contradictoire. En l’absence de réponse, Adèle et Estelle se sont tournées vers les réseaux sociaux pour chercher des informations supplémentaires. 

Vers une banalisation des désastres industriels ? 

Estelle, Adèle et d’autres victimes de désastres industriels dénoncent l’opacité et le manque de transparence des instances décisionnaires. La communication des autorités administratives et politiques a été étudiée à plusieurs reprises par des chercheurs en sciences humaines. Dans son écrit « Lubrizol : une mise en perspective des enjeux de santé et de la mobilisation suite au désastre », Romain Juston Morival souligne l’acharnement des autorités à minimiser les incidents, l’incendie de Lubrizol n’y échappe pas : « Les ministres qui se sont déplacés, paradoxalement ont martelé un seul message: « sans danger immédiat ». Il a fallu une forte expression du Collectif intersyndical et interassociatif Lubrizol pour que les données soient très progressivement mises sur le site de la préfecture. Mais toujours de façon lacunaire et souvent illisible.»

Des campagnes de sensibilisation appelant les habitants à se préparer à un désastre potentiel, technologique ou naturel, sont mises en place par les autorités. Cependant, la présence des industries dangereuses n’est pas questionnée, ce sont aux populations d’adopter un comportement et des gestes résilients face aux risques. Dans son livre  » Contre la résilience à Fukushima et ailleurs », l’auteur Thierry Ribault dénonce les usages politiques de la résilience pour permettre l’acceptation et le « vivre avec » des risques de catastrophes technologiques.  L’analyse de cet ouvrage critique envers la résilience devenue une idéologie par Valérie Arnhold montre la stratégie subtile mise en place favorisant une acceptation collective du risque auxquels les populations sont exposées :  «La résilience participe à rendre cette politique de l’exposition possible, grâce au « formidable retournement » qu’elle promeut : l’incitation à faire du malheur une chance, et à exiger des populations qu’elles participent activement et dans un élan positif à la reconstruction d’un avenir meilleur en zone contaminée, bien que celui-ci puisse impliquer des « sacrifices » personnels.» Des plans d’actions et des journées autour de la résilience sont planifiés pour répondre aux différentes crises sanitaires, environnementales, économiques et sociales qui touchent le monde. 

Ces catastrophes industrielles ne sont pas le fruit d’un malheureux hasard ou d’évènements imprévisibles. En s’appuyant sur des enquêtes et le procès AZF, Romain Juston Morival met en lumière les fonctionnements des entreprises où ont eu lieu les incidents :  « Il ne s’agissait pas, là non plus, de « défaillances » ou « dysfonctionnements » mais des choix stratégiques d’une entreprise multinationale pour qui la priorité est de dépenser le moins possible pour des fonctions systématiquement sous-traitées (notamment en sécurité, maintenance, nettoyage, gestion des déchets) dans une logique de « moins-disant ». Désorganisation du travail, éclatement des collectifs de travail, « économies » en matière de sécurité, invisibilité des travailleur.e.s et mépris implicite pour leur expérience de la réalité des procédés de production, mais aussi des aléas…. Ainsi se trouvent réunies les conditions de possibilité de la survenue d’accidents.»

Si l’incendie de Lubrizol et les autres incidents de ce type ne sont plus dans les fils d’actualité, ces évènements ont la particularité de s’inscrire dans le temps. Pour Estelle et Adèle, la question des retombées sanitaires et environnementales doit rester à l’étude et portée à la connaissance des habitants. 

Vivre avec le risque : une nouvelle habitude ?  

De part leur caractère répétitif, les catastrophes industrielles ne sont plus exceptionnelles. Si elles suscitent de vives émotions et inquiétudes, le quotidien et ses composantes routinières reprennent leurs droits jusqu’à la prochaine fois. 

Adèle et Estelle, dont les habitudes de vie ont repris, verbalisent une colère ainsi qu’une animosité à l’évocation de cet évènement. Vigilantes aux sites classés seveso, elles attendent et observent, impuissantes, les conséquences du panache de fumée toxique passé, il y a cinq années sur leur maison. 

Ressources : 

– Depuis l’incendie Lubrizol, Estelle évoque un autre incident : Le 16 janvier 2023, un incendie s’est déclaré à Bolloré Logistics à Grand-Couronne, l’entreprise –non classé seveso –  stockait des batteries au lithium usagées et des composants automobiles. 

– Le journal Le Monde publie un article sur les causes inconnues de l’incendie (2024) : Cinq ans après l’explosion de l’usine Lubrizol à Rouen, l’enquête incapable de déterminer l’origine de l’incendie.

– Médiapart a rédigé un dossier thématique sur ce désastre industriel : L’incendie de Lubrizol | Mediapart.

– RadioFrance propose un podcast sur nos comportements face aux catastrophes : Les humains face aux catastrophes | France Inter.

– Benoît Giry théorise la sociologie de la catastrophe à travers un article synthétique : Benoit Giry, Sociologie des catastrophes.

– Un certain nombre de plans et de campagnes gouvernementaux usent du concept de « résilience », un terme aujourd’hui galvaudé : 

– Les victimes de l’incendie ont créé des collectifs : Accueil | uniondesvictimesdelubrizol & Collectif Lubrizol | Facebook.

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