Chaque année en France, près de 6 000 Interruptions Médicales de Grossesse (IMG) sont réalisées en raison de graves anomalies génétiques et/ou malformatives fœtales. Véritable séisme pour ceux qui la vivent, L’IMG provoque généralement un profond sentiment de culpabilité. Solal, père de famille, raconte la manifestation de ce sentiment durant son processus de deuil.
05/03/24, par Esther Benezech
Solal, père de trois enfants, et Paula, son épouse, apprennent lors du quatrième mois de grossesse, que leur futur enfant est porteur d’un handicap sévère. Les médecins leur proposent alors deux options : poursuivre la grossesse ou opter pour une Interruption Médicale de Grossesse (IMG), une décision réglementée en France par la loi. Cette dernière prévoit que l’IMG peut être pratiquée à tout moment si deux médecins au sein d’une équipe pluridisciplinaire confirment, après délibération, que la poursuite de la grossesse met gravement en danger la santé de la femme, ou si l’enfant à naître risque de souffrir d’une maladie grave et incurable. Le statut juridique du fœtus in utero diffère de celui d’un « enfant », ce qui justifie la légalité de cette décision. C’est uniquement à la naissance, que le fœtus devenu enfant, acquiert le statut de patient à part entière.
Immense bouleversement pour le couple, Solal relate comment la culpabilité, ce sentiment pénible résultant de la conscience d’avoir commis une faute ou d’avoir causé un préjudice à autrui, s’est immiscée dans leur vie.
La sidération lors de l’annonce
Au cours du deuxième trimestre de grossesse, sans aucun signe préalable d’inquiétude, un événement inattendu vient bouleverser le cours des choses. Un appel du cabinet médical réclame une consultation en urgence. La secrétaire, dont le ton laisse transparaître un certain malaise, reste évasive sur la situation. « À ce moment-là, un sentiment de détresse et d’angoisse apparaît. Le temps semble s’étirer à l’infini avant le rendez-vous. » Le lendemain, ils reçoivent un autre appel, cette fois-ci, de la gynécologue. Elle les informe, employant des mots directs et froids, qu’il y a de fortes suspicions de handicap pour leur futur enfant. Le couple a l’impression que le ciel leur tombe sur la tête. Il se retrouve sidéré, confus, et dans « un chaos indescriptible ».
Lors de la consultation, la gynécologue leur recommande de procéder à une amniocentèse afin de confirmer ou d’infirmer le diagnostic. Le couple accepte, désireux d’obtenir des réponses claires et de pouvoir prendre une décision sans regret. L’examen est réalisé dans une atmosphère pesante, puis, « Une semaine d’attente angoissante s’est écoulée avant que la gynécologue nous rappelle pour nous confirmer le diagnostic, par téléphone. Ce fut un coup de massue. » Le cap du premier trimestre étant franchi, Solal et Paula se projetaient. Ils vivaient une période de bonheur et d’anticipation quant à la future naissance. « Et là, tout s’effondre. Cette annonce a été un véritable choc, même si les premiers doutes avaient commencé à germer dès le coup de téléphone de la secrétaire. J’ai été pris entre la stupeur, à me demander si tout cela était bien réel, et une profonde tristesse, teintée d’un sentiment d’injustice : pourquoi cela nous arrivait-il ? Nos âges avancés, dépassant les 40 ans, étaient des facteurs de risque évidents. Pour le reste, je suis convaincu que c’est le simple jeu de la malchance. » Après l’IMG, un psychologue dit à Paula qu’elle avait été défaillante. Pour Solal, il s’agit d’un dysfonctionnement, et non d’une défaillance. « La défaillance sous-entend que l’on n’a pas fait quelque chose correctement. C’est culpabilisant. Ici, c’est un dysfonctionnement. L’âge explique que des phénomènes biologiques se passent moins bien. Quelque chose ne s’est pas déroulé normalement. » Solal ne ressent pas de honte, ni de culpabilité liées à la découverte de l’affection. Par contre, il souligne que la culpabilité l’a envahi lorsqu’il a fallu faire un choix.
Le choix impensable
« Nous attendions la vie et tout d’un coup la mort est venue s’incruster. Nous n’étions pas face à un choix dont la décision nous satisferait. Nous étions face à la décision qui était la moins mauvaise à prendre à ce moment de notre vie. » La prise de décision concernant L’IMG est une étape extrêmement difficile. Le terme « foeticide » souligne le poids moral de décider de mettre fin à une vie potentielle. C’est un choix qui va à l’encontre du processus d’humanisation et qui laisse une empreinte. Pour Solal, la décision a été prise dans l’espoir de protéger les conditions de vie de tous les membres de la famille, persuadé également que les soins continus et les difficultés inhérentes à ce handicap n’auraient pas pu procurer de bien-être à cet enfant. « Avec ma femme, nous avons beaucoup discuté et nous sommes tombés d’accords. Nous avons choisi de ne pas poursuivre la grossesse. » Le choix fut déchirant mais clair. Pour Solal, le poids de signer, après cette décision, un document officialisant cette interruption de vie, est immense. Même si légalement cette signature relève de la responsabilité de la femme, Solal et sa femme ont pris cette décision ensemble. C’est un fardeau lourd à porter, car cela signifie interrompre une grossesse qui aurait probablement pu se poursuivre.
S’en suit une attente douloureuse avant la réalisation de l’IMG. En dehors de situations d’urgence, un délai de réflexion d’au moins une semaine est imposé à la patiente avant l’intervention. Cette période a été marquée par l’angoisse et la douleur, avec un désir urgent de mettre fin à cette situation, pour être libéré de cet insupportable. « Cette semaine a été un calvaire pour ma femme, car elle sentait cet enfant vivant dans son ventre et elle savait que quelques jours plus tard, il ne serait plus là. C’était contre nature. »
L’acte : « à ce moment-là, cela a pris une dimension réelle. »
Pour Solal, la concrétisation de l’IMG fut un moment redouté, car elle implique un accouchement, symbole de vie et de non de fin. L’acte en lui-même consiste en deux prises de médicaments déclenchant l’accouchement. Ensuite, l’enfant est pris en charge par la sage-femme qui effectue une série de soins avant de leur présenter. Une description préalable de son apparence est recommandée pour préparer les parents à cette première rencontre. Pour Solal, c’est un moment où l’abstraction de la situation est devenue concrète, où le lien émotionnel s’est manifesté à travers le toucher, la vue et les sensations. « C’est la seule fois où j’ai ressenti physiquement quelque chose en lien avec cet enfant, en le portant, en le touchant. Je m’en souviens très bien. Avant cela, c’était beaucoup plus abstrait pour moi. Cela a pris une dimension réelle. Malgré notre conviction concernant la situation, le voir a été violent. Je n’avais pas été confronté avant à ce que ma femme avait ressenti, le sentir bouger et tout ce qui accompagne une grossesse. » Solal a ressenti le besoin viscéral de le voir et de lui offrir quelque chose de tangible. Lui offrir un doudou lui a permis de symboliser son amour et le respect pour cet être qui n’a pas eu la chance de vivre. « Je me disais qu’il aurait peur. C’était viscéral. Je savais qu’il était mort, mais j’avais besoin de l’accompagner dans sa mort. Je me suis dit qu’il ne devait pas partir seul. C’est irrationnel au possible. Je n’aurais pas supporté de le voir sans rien. Je me serais senti coupable de ne pas lui donner quelque chose. Pourquoi ? Je ne sais pas. Je ressens encore cela. Je ne sais même pas ce que les soignants ont fait de cette peluche, mais j’avais besoin de lui transmettre cela. » Le souvenir de cette rencontre reste gravé dans sa mémoire, avec ses détails poignants et ses émotions brutes. « Lorsque nous l’avons eu dans les bras, Paula et moi pleurions. J’entends encore ma femme lui expliquer pourquoi nous avions fait ce choix. » C’est un moment de confrontation avec la réalité, mais aussi un pas crucial dans le processus de deuil. Solal pense que cette rencontre a eu un effet positif dans sa façon de vivre le deuil.
Le rôle central des soignants dans tout le processus a également été indéniable. La décision d’opter pour une IMG n’est pas prise à la légère. Si cette voie est envisagée, les parents ne sont pas seuls et collaborent avec l’équipe médicale. L’objectif est de réduire la culpabilité et la solitude associées à la gravité de cette décision. Une assistance psychologique est proposée, contribuant à rendre plus supportable le vécu. « La sage-femme qui nous a accompagné en salle de naissance a été remarquable, d’une grande humanité. C’était très réconfortant. Pour le reste, l’accompagnement a globalement été insatisfaisant. J’ai ressenti un manque de présence à l’autre, peut-être parce que nous étions finalement si éprouvés que nous en attendions davantage. Peut-être aussi est-ce une façon pour les soignants de se protéger, car c’est une grande violence pour tout le monde. Je n’attendais pas un air faussement compatissant, cela m’aurait vite agacé, mais peut-être un peu moins de froideur. Le plus dur a été lorsqu’ils ont présupposé notre décision avant l’amniocentèse. Ils avaient présumé qu’on ne garderait pas l’enfant. C’est très désagréable, car cela nie le doute sincère que nous avions sur le diagnostic. » Solal et Paula ont pu être entendu à ce sujet par l’équipe soignante.
Le personnel de la clinique leur a proposé de donner un prénom à leur enfant, de l’inscrire dans le livret de famille et de le déclarer aux impôts. La déclaration à l’état civil pour les enfants nés sans vie, possible à partir de 15 semaines d’aménorrhée, dépend de la volonté des parents. Pour Solal, nommer et déclarer cet enfant témoigne de son existence. « Ce qui s’est produit demeure inoubliable. Les sensations et les souvenirs qui en découlent sont gravés en nous. Il est contre nature de mettre fin à la vie de son enfant, et tenter de tout oublier ne fait que rendre le deuil plus difficile à vivre. Nous assumons ce qui s’est passé, reconnaissant que notre enfant continue d’exister d’une manière ou d’une autre. »
Le personnel soignant leur a également assuré qu’une crémation était organisée pour que les cendres reposent au cimetière des enfants mort-nés. « J’ai ressenti le besoin d’aller au cimetière, car je voulais savoir où il était. Depuis, je ne ressens pas le besoin d’y retourner. »
Rebondir
Solal et Paula accueillent un nouvel enfant deux ans après. Pour Solal, la venue de leur enfant apporte du réconfort, mais il ne compense pas la perte. Il ne pense pas faire porter un poids à son enfant. « Sa venue au monde est le résultat d’une série de circonstances qui ont conduit à sa naissance. Sa présence apporte de la joie, du positif. La vie continue, elle avance. Nous gardons le souvenir, mais nous avançons aussi vers autre chose. »
Solal souligne également que cette épreuve l’a conduit à adopter une approche différente vis-à-vis de ceux qui la traversent. « Peu de personnes comprennent la douleur et la difficulté que représente cette épreuve. Les sages-femmes peuvent comprendre, mais cela reste difficile à imaginer sans l’avoir vécu. La compassion de certains a été notable, notamment au travail. Cependant, il persiste un manque de compréhension généralisé quant à la nature de cette expérience, souvent confondue avec d’autres situations comme l’IVG ou la fausse couche, aussi douloureuses soient-elles. Dans notre entourage, personne n’a vraiment mesuré la difficulté que cela représentait. Peu de gens réalisent le déchirement que cela implique de faire un tel choix. »
Pour Solal, l’expérience montre qu’on ne peut pas oublier quelqu’un qu’on a perdu, mais avec le temps, la façon de penser à cette personne évolue. Même si une cicatrice demeure, elle n’est pas forcément douloureuse. « La culpabilité, c’est un peu comme un deuil. On n’en sort pas, cela s’estompe, se gère, se digère. Mais c’est quelque chose qui se ravive vite dès qu’on en parle. La culpabilité d’avoir entrepris cette démarche peut être persistante. Mon regard a changé lorsque je croise une personne en situation de handicap lourd. Cela me ramène invariablement à cette expérience. C’est systématique. Ce n’est pas violent, mais cela me replonge dedans. Ce n’est pas douloureux, c’est amer. »
RESSOURCES
– Des Centres Pluridisciplinaires de Diagnostic Prénatal (CDPDN) fonctionnent depuis 1999. Outre leurs compétences en diagnostic prénatal, ils aident, soutiennent et conseillent de façon neutre et éclairée dans la prise de décision.
– Le CHU de Limoges a mis à disposition des patientes et des parents un document sur l’IMG et une brochure sur les droits sociaux liés à la naissance d’un enfant sans vie.