Évoquer la mort avec les personnes âgées est difficile mais également douloureux pour les proches car elle n’a jamais été aussi inéluctable. Bien que des professionnels se soient emparés de la question pour permettre une libération de la parole, les personnes âgées parlent peu de la mort. Pour Georgette, née en 1932, la faucheuse est devenue anodine voire amicale à tel point qu’une confusion s’opère à savoir laquelle des deux guette l’autre. À travers des échanges avec sa petite-fille, Georgette témoigne de ses représentations et de son appréhension autour de la fin de vie.
Le 01/09/2024 par Josépha Le Sourd Le Clainche
Lors des visites de sa petite fille à la maison de retraite, Georgette évoque régulièrement son désir de « partir », de rejoindre André, son époux, mort il y a plusieurs années à l’âge de 53 ans. Le couple s’était préparé une retraite paisible à la campagne après des années de travail pour financer ce projet. Veuve, elle a continué de vivre pour deux, bien qu’une partie d’elle a été enterrée avec son défunt mari. Lors des rares visites au cimetière, elle se penche parfois sur sa tombe et lui chuchote : « J’arrive bientôt ». Son alliance est le dernier objet palpable la reliant à l’homme de sa vie.
Elle parle peu de la mort avec son fils malgré qu’il comprenne. Il reste son unique enfant qui doit être préservé de ses souffrances. Il a 65 ans mais subsiste une forme de pudeur chez Georgette qui l’empêche d’aborder le sujet avec lui. À la maison de retraite, la mort ne semble pas être abordée. Parfois, elle observe des chaises vides plusieurs soirs de suite au réfectoire. Un matin, au détour d’une conversation de courte durée, car peu bavarde, elle apprend la mort d’un ou d’une résident.e. Elle verbalise le sentiment que la structure n’informe pas les résidents lorsque l’un d’eux décède. Quant à sa petite fille, elle accueille souvent sa parole autour de ce sujet. Elle se demande pour quelles raisons ces confidences semblent plus aisées avec elle. Est-ce parce que sa grand-mère la voit vieillir et ne voit pas son propre fils grandir ? Est-ce dû au fait qu’une génération les sépare favorisant ainsi une forme de distanciation émotionnelle ? Ou est-ce une question de genre telle des confidences entre femmes ? À ce jour, sa petite fille se questionne et n’a toujours pas la réponse.
Vieillir ou mourir
Georgette associe la mort à « une délivrance ». Son corps ne la suit plus et son esprit est fatigué. « Quand on n’a plus rien, qu’on ne peut plus rien faire, qu’on ne peut pas bouger, qu’il faut être lavé par les autres, non merci ! […] Rien, plus rien ne fait plaisir.» Alors la mort ne fait plus si peur. Elle l’attend, assise dans son fauteuil près de la fenêtre. « Quand on n’est plus bon à rien, c’est pas la peine de vivre » répète t-elle régulièrement avec ce sentiment d’inutilité sociale qui pèse sur les personnes âgées. Une pression sociétale qui, malgré les alertes, perdure. Plusieurs raisons sont évoquées lorsqu’elle verbalise son désir de mourir. Parmi celles-ci, elle pointe sa peur de ne pas laisser assez d’argent à son fils, seul héritier, du fait des tarifs de la maison de retraite. La guerre, l’après-guerre, l’obsession à mettre de côté, travailler d’arrache-pied et continuer à économiser sans vraiment en profiter est le mantra de cette génération traumatisée. L’héritage doit être assuré pour mettre à l’abri des besoins et protéger des manques au cas où la guerre commence à nouveau. Sa famille tente de la rassurer sur sa situation et lui répète qu’elle n’a pas à s’inquiéter. Rien n’y fait, cette pensée persiste.
Pendant plusieurs années, Georgette a vécu seule dans sa maison à la campagne. Un petit pavillon composé de deux chambres et acheté avec les économies d’une vie. Une propriété entourée d’une clôture, un jardin et diverses fleurs qui bordaient les murs crème et grimpaient jusqu’aux volets marrons. « Ce qui m’a foutu par terre, c’est quand on a vendu la maison » confie t-elle à l’évocation de ses souvenirs. « Je ne pouvais pas y rester. Je n’avais personne et j’étais handicapée. Je ne pouvais même pas me servir toute seule. Même avec une personne la journée, il m’aurait fallu quelqu’un la nuit. Puis elle a (l’acheteuse) contrarié ma maison en mettant d’autres fenêtres et d’autres portes. Ce n’est plus ma maison ». Lorsqu’elle rend visite à son ancien voisin, elle refuse toujours d’aller au bout du chemin pour voir son ancienne maison. Quitter ce lieu de souvenirs, dont une grande partie de sa vie s’est réalisée, a été une rupture précipitant son vieillissement. L’entrée en maison de retraite a signé sa première mort. Dans sa newsletter Les épopées minuscules du 9 juin 2024, L’intimiste média écrit : « Le départ en maison de retraite est dans ce cas un exil de plus, un exil de trop pour beaucoup : la perte du dernier refuge qui hébergeait les morceaux éparpillés d’une existence et aidait à faire la paix avec l’inconnu qui habite là et se reflète obstinément dans le miroir devenu revêche. Personne ne veut de ça. Parfois, il n’y a pas le choix ». Cela fait maintenant quatre ans que Georgette est une exilée. « C’est la mort avant la mort » dit-elle pour désigner ce lieu où elle vit.
Georgette est confrontée quotidiennement à l’autonomie qu’elle n’a plus et celle qu’elle continuera à perdre. La maison de retraite se sépare en deux groupes avec des personnes âgées entièrement dépendantes et celles dont le corps et l’esprit ne leur ont pas totalement échappés. « Il y a des choses, c’est affreux. Il faut venir pour voir ce que c’est. Il y avait une femme, elle ne tenait plus sa tête. Sa tête partait de tous les côtés. Impossible de la relever » raconte t-elle. L’effet miroir est saisissant et l’empêche parfois de se rendre au réfectoire tant la situation l’angoisse. La dignité est une thématique récurrente, la voir s’effacer correspond à une mort lente de son être intime et social.
Le suicide, une pratique impensable
Pour Georgette, se donner la mort n’est pas tabou. En revanche, elle n’a jamais envisagé de réaliser un passage à l’acte pour mettre fin à ses jours. « Je l’appelle tous les jours (la mort) mais elle ne veut pas venir. » Face à ce désir, sa petite fille lui a demandé si elle avait déjà pensé à se suicider. « Mon père, il l’a fait. Moi non, je trouve que c’est affreux le suicide » a t-elle répondu. Lors du drame, elle avait quatorze ans. Son père souffrait d’alcoolisme. Elle décrit une personne isolée, seule et malheureuse. Une colère est encore présente après toutes ces années même si elle dit comprendre son geste. À cette époque, le suicide était peu évoqué, cela restait associé à une forme de honte.
L’influence religieuse a longtemps occulté les questionnements existentiels autour de l’acte suicidaire. L’histoire de la prévention du suicide montre une séparation tardive avec les préceptes religieux et les représentations associées. Sa petite fille se souvient avoir entendu « il va être enterré comme un chien ! » suite au passage à l’acte d’une personne qui ne pourrait pas être enterrée selon les modalités de sa croyance religieuse.
La concernant, Georgette exclut toute pensée religieuse sur l’absence de passage à l’acte. Elle n’est pas croyante et relie entièrement cet aspect au suicide de son père. Quoiqu’il en soit, ce sont des faits souvent tus. En mai 2024, The Conversation a publié « Le suicide des personnes âgées, un phénomène encore tabou » et les statistiques sont alarmantes. En effet, selon cet article, les personnes âgées représentent 30 % du nombre de suicides par an.
Lorsque sa petite fille aborde les débats autour de l’euthanasie et le suicide assisté, sa grand-mère lui répond : « Regarde mon amie qui était complètement aveugle, elle a eu de la chance, ils l’ont aidée à mourir à l’hôpital. » À plusieurs reprises, elle dit envier la mort des autres et l’aide qui s’est mise en place pour les accompagner. Sa petite fille lui explique alors que ces personnes devaient déjà être mourantes et prend l’exemple de sa grand-mère maternelle qui, tombée dans le coma, a été doucement accompagnée vers la mort. Georgette ajoute qu’elle demandera au médecin de l’hospitaliser pour qu’il lui injecte des produits. Cette conversation a souvent lieu et se répète, dans ce cas, sa petite fille se sent dans l’obligation de doser ses propos afin qu’ils ne soient pas violents à entendre. Elle lui explique les critères, les débats en cours et l’aide à mourir qui ne peut pas lui être accordée sur simple demande. Des mots durs lui permettant de revenir à un principe de réalité.
Georgette est l’une des seules de la structure à avoir signé une décharge pour ne pas être réanimée. Elle dit souvent ne pas comprendre pourquoi elle est en vie avec un tel de désir de mort tandis que d’autres voudraient « continuer à aller vers la vie » et n’y parviennent pas.
Quelques flagrances de vie malgré tout
Si Georgette pointe une absence de plaisir et d’envie, sa petite fille, attachée à l’observation des détails et des gestes en remarque un certain nombre qui lui donne le sentiment que quelque chose retient sa grand-mère du côté de la vie. Elle inspecte la chambre et sa grand-mère afin de dresser une liste d’habitudes qui peuvent peser sur la balance.
Georgette a toujours été coquette. Les tiroirs de son meuble, à portée de main, contiennent de nombreuses crèmes, des vernis, des parfums et des shampoings afin que ses cheveux ne jaunissent pas. Malgré sa perte d’autonomie, elle prend soin d’elle et de son apparence. Elle va régulièrement chez le coiffeur et ne supporte pas être laissée en pyjama trop longtemps car il faut être présentable. Tous les jours, elle porte des bracelets et des colliers pour habiller sa tenue. Devant sa fenêtre, une niche à oiseaux a été installée. Une louche sur un manche en bois a été bricolée afin qu’elle puisse mettre des graines à distance. Elle est triste lorsque les oiseaux ne viennent pas et en colère lorsque les fleurs de sa chambre n’ont pas été arrosées. Tous ces détails créent une mécanique rassurante qui vient contrebalancer la mort ambiante que ce soit dans son discours ou au sein de la maison de retraite.
Parfois, un membre de la famille l’emmène sur l’extérieur avec son fauteuil roulant et tout son attirail. Lors de ces rares moments, elle mange avec une appétence relative mais face à la gourmandise, même à petite dose, elle ne résiste pas. C’est dans ce cadre, sur une terrasse, après un repas ponctué par un dessert supplément chantilly que Georgette et sa petite fille ont parlé de la mort. Une conversation ponctuée de silences mais sans tabou.
Avec humour, Georgette souligne ses essais infructueux pour mourir : une crise cardiaque, la COVID à trois reprises et des mauvaises chutes. Au fil des conversations, ce n’est pas quelque chose qui la retient mais quelqu’un, en l’occurrence, son fils : « Si je suis encore là, c’est pour lui ».
Georgette découvre Orelsan
« Mamie, si je te dis « Mamie, je t’aime, à l’année prochaine », tu me réponds quoi ? Demande sa petite fille.
– Si je suis encore là ! répond Georgette sur un ton humoristique.
– C’est Orelsan, un rappeur qui prononce ces mots à la fin de l’une de ses chansons.
Georgette n’a jamais écouté de musique de sa vie. Une pratique considérée par sa mère comme synonyme d’oisiveté. Telle une fine connaisseuse des rappeurs et rappeuses de la scène actuelle, elle prend son temps, réfléchit et conclut :
– Ah, je ne le connais pas celui-là.
(rires) ».
Ressources :
– Le documentaire Hold-up sur les vieux (2024) de Laurence Delleur montre le marché particulièrement lucratif de la vieillesse et ses dérives.
– L’enquête Les Fossoyeurs de Victor Castanet paru en 2022 est un ouvrage choc sur les nombreuses maltraitances subies par les personnes âgées au sein d’un système rondement mené et assuré par des acteurs connus de la « silver économie »
– L’intimiste média vous propose une newsletter où les détails de l’ordinaire deviennent extraordinaires, où le minuscule peut prendre une grande place et où les voyages littéraires sont nombreux.
– Le discours sur la mort à l’âge de la vieillesse (2007) de Serge Clément : Le discours sur la mort à l’âge de la vieillesse | Cairn.info
– Défaite de famille D’Orelsan : OrelSan – Défaite de famille [CLIP OFFICIEL] (youtube.com)