Pratique méconnue du grand public mais bien ancrée dans les sports de combat, le cutting – perte de poids rapide avant une compétition – est largement répandue dans le taekwondo. Derrière les valeurs nobles de cet art martial coréen, cette méthode extrême soulève des questions
éthiques, physiques et psychologiques.
Le 20/05/2025, par Maïlys Lahirle-Prat (stagiaire)
Avez-vous déjà pris des bains brûlants de sel ? Vous êtes-vous déjà contraint de vous priver de boire et de manger pendant plus de 24 heures ? Pour la plupart d’entre nous, la réponse est négative, ce qui semble tout à fait compréhensible. Mais pas pour les taekwondoïstes combattants.
Certains d’entre eux s’astreignent à des pratiques particulières, absurdes pour certains, parfois dangereuses, afin de correspondre à une catégorie de poids. Ce procédé porte le nom de cutting et j’y ai moi-même eu recours. Je m’appelle Maïlys, j’ai 21 ans et je suis ceinture noire de Taekwondo. J’ai pratiqué ce sport en compétition durant de nombreuses années, tout particulièrement au cours de mon adolescence. Malheureusement, cet art martial que j’ai tant affectionné m’a menée au cutting, une pratique courante dans de nombreux sports de combat.
Cutting et Taekwondo
Le Taekwondo, art martial sud-coréen, prend une place à part entière parmi cette discipline. Son nom signifie « la voie des pieds et des poings » . De cette définition découle une manière d’entraîner son esprit et d’atteindre la maîtrise de soi par des mouvements. Les valeurs du taekwondo sont nombreuses, alliant l’intégrité, le sens de l’honneur, le courage, le respect et la combativité. Ce sport se compose de deux branches : la technique mélangeant les poomses et le self-défense, et le combat qui se pratique essentiellement par des coups de pied. Les compétitions s’organisent en catégorie de poids variant selon l’âge et le sexe. Cette gestion du poids peut conduire à des dérives, dont le cutting, qui consiste à perdre du poids rapidement par déshydratation juste avant la pesée officielle.
Christophe, ceinture noire 7ème dan et coach de taekwondo depuis 30 ans n’adhère pas à ce fonctionnement: « Le cutting pour moi, c’est une ânerie, c’est une pratique très dangereuse qui entraîne des morts. Une judokate est décédée récemment en pratiquant du cutting. En plus, ce n’est jamais encadré, le cutting est toujours pratiqué seul. » Cette méthode isole et place l’athlète dans une situation délicate. La manière la plus simple de la pratiquer ? Se couvrir de vêtements et faire du sport (course à pied, vélo) afin de transpirer au maximum. La déshydratation est essentielle car le cutting est souvent effectué en quelques jours, voire le jour même de la pesée. Christophe n’a jamais pratiqué de perte de poids extrême, mais les méthodes sont répandues et connues : « Alors, je crois qu’il existe deux méthodes de cutting: les bains chauds de sel et les substituts de saunas, les athlètes se mettent dans une salle de bain ou une pièce très chaude afin de transpirer au maximum. » Des astuces se trouvent en ligne, Internet regorge de vidéos avec des titres aguicheurs : « perdre 3 kg en 24h » par exemple. C’est ainsi que j’ai connu la méthode du bain de sel transmise par une amie : se plonger dans un bain brûlant contenant à peu près 2 kg de sel pendant 10 minutes, puis sortir, se vêtir au maximum et recommencer le processus plusieurs fois. Barbare, comme méthode me diriez-vous. Très inconfortable, certes. Mais alors pourquoi s’inflige-t-on cela ?
Stratégie, manque d’encadrement ou solution de secours ?
Chaque athlète a ses raisons. Estelle, 21 ans, taekwondoïste de haut niveau pratiquant cet art martial depuis 15 ans, confie que c’est avant tout une stratégie: « Nous cherchons à pratiquer le cutting afin d’être le plus lourd de la catégorie la plus légère possible. Une fois la pesée terminée, nous remangeons afin de reprendre de la masse au maximum. » Ce système, avec ses plastrons électroniques exigeant une puissance minimale pour valider les coups, favorise les athlètes plus lourds dans leur catégorie. Le cutting devient alors une tactique. Celle-ci peut amener son lot d’inconvénients notamment la contre-performance, n’oublie pas de rappeler la combattante. Serge, proche d’une athlète témoigne : « Une vraie peur de passer en catégorie supérieure existe car c’est un désavantage d’être au poids minime de la catégorie. » D’autres paramètres entrent également en compte dans le physique dit idéal de ce sport. La taille est un atout car les points accordés pour un coup à la tête valent plus. Le physique idéal prend donc une forme bien précise selon Christophe :
« Plus tu es mince et grand, mieux c’est. » Les raisons ne sont pas seulement techniques et tactiques. Parfois elles relèvent d’une difficulté à gérer son poids, notamment chez les adolescents, car, comme je l’ai vécu, je grandissais, je grossissais et rester dans une catégorie, à travers les années, était de plus en plus difficile. Sentiment partagé par Estelle qui nous explique que le cutting a été une solution lorsqu’elle était plus jeune: « À un jeune âge, nous observons les autres le pratiquer et nous ne connaissons pas bien le fonctionnement de notre corps, c’est donc facile de tomber là dedans. » Un corps en constant changement qui réserve parfois des surprises, confie-t-elle. À 21 ans, elle pratique de moins en moins le cutting car elle est désormais stabilisée hormonalement et la gestion du poids est plus simple pour elle. Pour d’autres, les raisons s’apparentent à un manque de cadre nutritionnel. Christophe partage cette pensée : « C’est dommage d’en arriver là, mais ils ne sont pas aidés, étant donné que ce sont des jeunes dans la plupart des cas, ils sont influencés par cette société de malbouffe et adoptent le cutting comme solution par manque d’encadrement nutritionnel. » Un encadrement qui rendrait les choses plus simples certes, mais cette volonté de pratiquer le cutting est également dû à un ras-le-bol de la part des athlètes : de nombreuses compétitions à l’année pour certains, des échéances importantes pour d’autres, un régime sur le long terme n’est pas la solution la plus facile. Dans certains cas, les athlètes cherchent plus d’efficacité, Estelle exprime ce sentiment : « C’est frustrant de devoir faire attention tout le temps, donc parfois nous repoussons à plus tard la gestion de notre poids. Nous savons que nous devons perdre du poids, le cutting est une solution de facilité efficace. » Un mental qui lâche, des sportifs de haut niveau voyant leur volonté s’affaiblir, la solution de facilité est adoptée, mais non pas sans séquelles.
Conséquences physiques et psychiques
Le cutting repousse les limites du corps, le plaçant dans ses derniers retranchements. La fatigue physique et mentale prend le dessus. Un corps affaibli doit parfois encore performer afin de perdre les derniers grammes restants pour accéder à la compétition. Estelle rapporte que certains cuttings sont lourds et atteignent des extrêmes : « Après un cutting, certains athlètes ne peuvent plus marcher, nous sommes obligés de les porter. Des fois, les pertes de poids atteignent 10 kg en une semaine et ils sont dans un état qui peut faire peur. » Perdre un poids élevé en si peu de temps engendre une contre performance. La pesée officielle a lieu, dans la plupart des cas la veille de la compétition, laissant trop peu de temps aux combattants pour recouvrer leurs forces. Christophe en a été témoin visuel : « Lors d’une journée de compétition de 5 ou 6 combats, ils ne sont même pas certains d’aller au bout. À un moment donné, le corps dit stop. » Les forces physiques nous lâchent sur le moment et parfois à plus long terme. D’après l’article sur RTL de Jimmy Mohamed sur le cutting, les risques vont de la déshydratation, en passant par les crampes musculaires, les maux de tête mais aussi le risque de baisse de la tension artérielle et donc de malaise. De nombreuses personnes alertent sur les risques de cette pratique, mais peu considèrent l’impact psychologique. S’adonner à des restrictions d’eau et de nourriture n’a rien d’anodin. Pourtant Estelle explique que les plus jeunes le perçoivent comme acquis : « À cause du cutting, tu ne te construis pas forcément correctement et tu penses que le pratiquer est normal. » Rentré dans les mœurs du sport de combat, le cutting affecte fortement certains taekwondoïstes. Ils perçoivent une version déshydratée, mais façonnée de leur corps et cela peut en troubler certains, voyant celui-ci passer d’un extrême à un autre. Effectivement, après la pesée, les athlètes ont tendance à boire et manger à outrance afin de combler ce manque éprouvé. Estelle évoque ses propres difficultés psychologiques endurées : « J’ai déjà souffert psychologiquement du cutting à cause de la faim et de la soif. Par exemple, j’ai développé des troubles alimentaires. Certes pas uniquement dû au cutting, mais les jours avant une compétition sont très durs psychologiquement avec une forte fatigue physique et mentale. Y ajouter un effort physique est compliqué. » De nombreux effets néfastes à la santé sont remarqués, cette pratique pousserait même certains à arrêter les compétitions. J’en suis l’exemple. Ma dernière compétition remonte à bientôt 3 ans. J’adorais combattre, mais la pression du poids était tellement lourde qu’elle a beaucoup joué sur ma décision d’arrêter, me sentant en conflit avec les valeurs du taekwondo et cette pratique.
Valeurs du Taekwondo et cutting
Le Taekwondo est un art martial très attaché à ses valeurs de respect, de combativité, d’intégrité et de maîtrise de soi. La question de l’éthique de la pratique du cutting se pose alors. Selon Serge : « Le cutting est un petit peu un paradoxe, par rapport aux valeurs de l’art martial, notamment car le Taekwondo est un sport très cadré avec beaucoup de respect. C’est une manière de bafouer les règles, selon moi. » Certes, le règlement n’interdit pas cette pratique, mais certains cas sont au bord de l’irrespect. Lors d’une pesée, il m’est arrivé qu’une athlète me demande de l’aider à tricher, en soulevant des parties de son corps, sans que personne ne s’en rende compte et afin de peser moins lourd sur la balance. Une demande que j’ai refusée. Une tentative de triche qui est bien sûr tombée à l’eau. Le cutting repousse sans cesse la limite du raisonnable, entraînant ce genre de dérives. Pourtant, ce n’est pas une méthode apprise dans les clubs, ni inculquée aux plus jeunes générations confie Serge : « Les coachs, que j’ai pu observer réprimandent leurs athlètes qui pratiquent le cutting. » Pour autant, il s’agit d’une astuce plus que répandue et connue de tous dans le sport, particulièrement en compétition. Pourquoi des taekwondoïstes aguerris s’adonnent-ils à cette pratique qui s’éloigne des valeurs du sport ? D’après Christophe, il faut distinguer la pratique du taekwondo en compétition combat qui cherche à tout prix la performance, du taekwondo plus
traditionnel : « Les combattants ne s’entraînent pas forcément en dobok*, ils portent ce qu’ils souhaitent. L’art martial, lui, se compose de l’aspect technique et combat et on y apprend une vraie philosophie. En compétition, c’est un sport de combat, je les différencie. » D’autant plus que cela est presque une contrainte pour les combattants, explique Estelle, car : « Tout le monde le pratique, nous savons constamment que chaque combattant compte 5 voire 6 kg de plus que sa catégorie. »
L’aspect irrémédiable du cutting nous conduit à nous poser la question: Existe-t-il des solutions pour stopper ou éviter cette pratique ?
Solutions et prévention
Comment stopper une pratique si ancrée dans le sport de combat ? Pour le Taekwondo, les fédérations ont pris des décisions, Christophe nous l’explique : « La fédération a mis en place des pesées aléatoires: des randoms, pour certaines compétitions à l’international. Le matin de l’échéance, certains sont tirés au sort pour se peser et ils ne doivent pas dépasser 5% du poids de la catégorie. » Ces randoms empêchent les athlètes de reprendre complètement le poids perdu pour la pesée. D’après Estelle, cela peut être une solution envisageable : « Être encore au régime le matin de la compétition, c’est inévitablement une contre performance. » Une opinion qui n’est pas partagée par tout le monde. Effectivement Christophe déclare que ce n’est pas forcément une réponse au problème du cutting : « Cela n’arrive jamais de ne pas être au poids, tout le monde y arrive. » Une décision qui a, certes, ses limites, alors que faire ? La solution la plus évidente serait de réguler son poids à l’année. Estelle, par exemple, a appris à connaître son corps et ses faiblesses afin de les anticiper : « L’hiver, je dois faire un peu plus attention, car je prends du poids plus facilement. » Une discipline qui s’apprend progressivement, mais ce n’est inné. Un suivi de diététiciens ou nutritionnistes passant obligatoirement dans les clubs, pour faire de la prévention et afin de conseiller les combattants serait une solution plausible et nécessaire au vu de toutes les répercussions de la pratique du cutting. Il y a des corps à protéger et des esprits à préserver.
* Le dobok est l’uniforme de Taekwondo.
Ressources: