Le statut de doctorant peut sembler difficile à incarner pour celui qui l’obtient. Appelé aussi « jeune chercheur », l’image de l’éternel étudiant éloigné de la réalité persiste malgré une volonté, de la part des universités, de se décloisonner du reste du monde. Ni docteur ni vraiment étudiant, les années de recherches sont un interstice durant lequel le futur docteur sera mis à rude épreuve. Particulièrement éprouvante, l’expérience doctorale convoque le parcours personnel du jeune chercheur qui se confronte aux traditions ancrées de l’université.
Le 28/04/2024, par Josépha Le Sourd Le Clainche
Pour Erika, docteure depuis cinq ans en histoire de l’art et fondatrice de l’agence conseil aux jeunes chercheurs, « Le doctorat est une formation à la recherche par la recherche ». Sa singularité en fait un monde à part, pourtant, il n’est pas si éloigné des problématiques contemporaines. Il s’en fait l’écho à une échelle plus restreinte.
Des maltraitances doctorales systémiques
L’opposition existante entre jeunes chercheurs et directeurs ne suffit pas à expliquer les violences à l’œuvre pour de nombreux doctorants. Cette dualité s’inscrit dans un système plus vaste où des logiques complexes se perpétuent. Néanmoins, les maltraitances qui découlent parfois de cette relation ne sont pas à exclure comme en témoignent plusieurs chercheurs. Pour Erika, il est nécessaire d’adopter une lecture autre que la lutte systématique entre ces deux protagonistes de la recherche afin de « comprendre la dynamique globale » propre à l’expérience doctorale.
Ce statut inconfortable du doctorant, entre l’adulte en devenir et l’adolescent qui doit faire ses preuves, est le fruit d’une longue tradition universitaire. Les injonctions et les assignations des rôles autour des savoirs commencent dès le début de la scolarité pour s’amplifier en doctorat. Le doctorant est le profane, l’élève, l’enfant tandis que le docteur est le savant, le maître, l’adulte. Le directeur de recherche est parfois sacralisé jusqu’à se rapprocher de la figure paternelle voire divine dont les épreuves et les corvées assurent une place auprès de l’élite ou de l’Olympe. Les mécanismes conscients et inconscients, intériorisés par tous les acteurs de cette équation participent à maintenir le système en place. D’un point de vue anthropologique, le doctorat est un rite d’initiation vers le passage à l’âge adulte. Des épreuves étalées sur la durée permettront une sélection drastique des prochains docteurs. Ils seront appelés à reproduire et à transmettre ce fonctionnement historique.
Dans son article sur Le processus doctorale : entre souffrances et vulnérabilités, Célia Cristia constate que « L’épreuve et l’adversité constituent une sorte de norme institutionnelle, qui permet la banalisation de la souffrance, surtout lorsqu’elle concerne les plus vulnérables. « Ce par quoi je suis passé, tu passeras » signe en quelque sorte l’aliénation collective inconsciente autour d’un même constat : le doctorat est difficile et se mérite, se paie au prix de douleurs et sacrifices.»
La question de la santé mentale des doctorants est peu visible. Elle comporte le risque d’être mise sous silence par ces injonctions au mérite et au prestige qui induisent une servitude volontaire. Pour Erika, ce volontariat est un problème, « pour le désamorcer, il faut vraiment y aller en matière de souffrances pour qu’on arrive à se dire « bon c’est peut-être pas la bonne voie ». On va souffrir longtemps quand même ! Parfois, on va tellement souffrir qu’on ne peut plus s’arrêter. On se dit autant que je me jette par la fenêtre finalement parce que je vais faire quoi si je ne vais pas au bout ? ». Présente sur les réseaux sociaux, Erika s’applique à déconstruire le mythe doctoral à travers ses posts et ses podcasts. La technicité de ses accompagnements permet d’aborder le doctorat de manière tangible. La méthodologie employée contrebalance les nombreux moments de doute de ces années de recherches. Tout en faisant écho à sa propre expérience, elle invite le jeune chercheur à se questionner sur son positionnement, son environnement et ses attentes. Si elle qualifie le doctorat comme une expérience exceptionnelle, le caractère unique ne réside pas dans la capacité à souffrir mais à s’approprier son projet et comprendre concrètement ce qu’implique le doctorat.
Donner son corps à la science
La relation qui se noue entre le doctorant et son projet de recherche est particulière. Ce n’est plus une interaction avec un objet d’étude mais une confrontation potentielle avec soi-même. La recherche prend vie, investit l’être et l’identité du chercheur. L’intellect n’est pas seul en mouvement, le corps aussi. Le doctorat représente un facteur de risque en positionnant le chercheur face à ses vulnérabilités. Celles-ci s’ajoutent aux risques contextuels tels que le suicide, la précarité financière, la solitude, l’omniprésence de l’alcool ou encore la surcharge de travail. En 2019, Erika obtient sa thèse « dans un état d’épuisement moral et physique, après deux hospitalisations ». Dans l’analyse qu’elle livre de son parcours, elle constate que sa thèse n’est pas à l’origine de son mal-être mais l’a mis en évidence : « le doctorat cristallise des problèmes qui sont déjà là et c’est ça qui est intéressant dans l’expérience doctorale ». Reflet de l’égo, le projet de recherche peut donner lieu à un effondrement violent sur le plan psychique et physique.
La soutenance d’une thèse est comparée à un accouchement, son abandon à une fausse couche. L’expérience doctorale peut être traumatisante : « Elle est traumatique pour beaucoup de jeunes chercheurs. La plupart, avec qui je travaille, sont traumatisés à vie. Ils ne le savent pas encore mais c’est à vie. Moi je le suis, je pense que je ne récupérerai jamais totalement ma santé », constate Erika. Pourtant, malgré la souffrance, le projet de recherche agit comme un aimant. « Si tu t’arrêtes, tu es mort. Tout ce que tu as fait ne vaudra rien. Tes publications, tes heures d’enseignement dans le supérieur, ça a du sens si tu vas au bout. En même temps, c’est ça qui fait qu’on veut y aller, c’est ambivalent. Si c’était à refaire, je le referais, c’est ça qui est bizarre » analyse Erika. Les années de doctorat sont une longue gestation mais peuvent aussi répondre à des logiques d’addiction. La recherche donne lieu à des sensations uniques et contradictoires dont leur découverte peut effacer les nombreux moments d’incertitude.
Certains doctorants investissent tout ce qu’ils possèdent dans la recherche y compris une grande partie de leur vie personnelle. « Quelque part, la thèse, c’était un bon prétexte pour ne pas construire à côté. En réalité, ce n’était pas ma thèse, c’était moi », confie Erika. L’incertitude caractéristique du doctorat peut devenir plus rassurante face au sentiment de vide en dehors de la recherche. Paradoxalement, Erika y voit la création d’une « zone de confort » dont il peut être difficile de s’extraire. Les tenants et les aboutissants sont connus et relativement maîtrisés puisqu’ils s’inscrivent dans un cadre protocolaire et limité. L’issue de ces années de recherches, investie corps et âme, n’est pas certaine mais son déroulement balisé lui confère un aspect solide. « Le problème, c’est que j’y suis allée, j’y suis restée, j’avais un problème d’estime de moi, j’aurais pu rebondir bien plus tôt, j’aurais pu lâcher l’affaire aussi, j’aurais pu faire plein de choses, je ne l’ai pas fait, parce que j’étais dans cette faible estime de moi et je trouvais ça normal de souffrir. C’est ce que j’avais toujours connu. En réalité, j’étais dans ma zone de confort. C’est ça qui est étrange ». Pour Erika, le doctorat invite à une introspection de soi, la recherche en constitue le médium. Le processus à l’œuvre questionne l’histoire et l’intimité du chercheur. La recherche et l’énergie investie pour y répondre obéissent à une quête d’identité professionnelle mais surtout personnelle. Dans les deux cas, le retour sur investissement n’est pas garanti.
La soutenance n’est pas une fin en soi
Beaucoup de prétendants mais peu d’élus, la poursuite d’une carrière dans le milieu académique est peu probable. « Je côtoie beaucoup de jeunes chercheurs et j’ai l’impression qu’on y va parce qu’on aime ça. On trouve que c’est beau, que c’est noble et je pense qu’on a une vision un peu ancienne de l’académie. On a Bourdieu, on a Sartre, on a ces grands intellectuels à l’esprit et on y va pour ça. Dans les faits, ce n’est pas ça. Les écoles doctorales ont raison lorsqu’elles disent que ce n’est pas ça. Je me rappellerai toujours, à la première rentrée de l’école doctorale, ils nous ont dit « vous ne ferez pas de carrière académique, vos chances sont très faibles ». Tu l’entends mais il y a quelque chose d’inconscient. Il y a une inconscience collective qui fait qu’on y croit quand même. En fait, on tente le coup, c’est ça qu’on veut et on n’arrive pas à voir autre chose pendant des années. Ce qu’on ne comprend pas, c’est que pendant le doctorat, il faut en profiter pour faire son réseau, explorer différentes pistes pour l’après thèse. On est tellement focalisé sur la soutenance qu’on a du mal à penser à l’après, surtout quand on est précaire. Il faut comprendre et se demander quels sont les métiers qu’on peut faire parce que si on croit qu’il n’y a que maître de conférences, on se demande même plus si c’est ça qu’on veut. On croit qu’il n’y a que ça » explique Erika. Il y a nécessité à penser un après thèse hors du monde académique, ce qui implique pour certains, le deuil d’une carrière idéalisée depuis des années. En revanche pour ceux qui y parviennent, c’est à nouveau le parcours du combattant : « Ce n’est jamais fini parce que c’est rare d’avoir un poste de maître de conférences tout de suite. Il faut passer par les post-docs, des CDD où tu dois continuer à faire tes preuves. Si tu n’as pas de poste après ton premier post-doc, tu recommences.»
L’insertion professionnelle des jeunes chercheurs est peu appréhendée. Erika souligne l’importance de la dimension professionnalisante du doctorat. Selon elle, « le doctorat doit être abordé comme une recherche d’emploi plutôt que comme une formation classique. Tu n’es pas étudiant si tu es financé par un laboratoire, une école doctorale ou un institut. Tu es en contrat de travail donc c’est un travail même si tu n’es pas financé ». Pour les doctorants non financés, se pose la question d’un travail en amont pour vivre. « Tu n’as pas que le doctorat donc tu as acquis cette posture professionnelle. Si ce n’est pas en thèse, c’est sur ton job à côté. Tu as dû te faire respecter, tu as dû négocier, tu as dû faire plein de choses qui font que tu as acquis cette conscience professionnelle » souligne Erika.
Les longues procédures d’inscription et de réinscription ainsi que les nombreuses tâches à réaliser pendant le doctorat constituent des compétences peu mises en valeur par les diplômés et futurs diplômés. Erika le constate lors de ses accompagnements et la manière dont sont structurés les curriculum vitae des jeunes chercheurs qui la contactent. « Plus tu montes dans les études, plus tu te spécialises et plus tu dois comprendre que tu as une spécialisation de ton côté. Ce n’est pas uniquement sur le sujet de la thèse. Ton parcours ne s’adresse plus à tout le monde et ça, il faut le comprendre. C’est un peu comme dans le business, tu dois trouver ta niche ». Cette expérience doctorale est également peu valorisée par les politiques publiques, une situation décrite par Martiel Pernet dans sa tribune pour Le Monde en mars 2024.
La thèse heureuse existe
L’expérience doctorale ne donne pas automatiquement lieu à un traumatisme ou un parcours rempli de difficultés. « Il y en a plein de doctorants qui ont une vie de famille durant la thèse et qui font plein de choses superbes. Il y a plein de docteurs qui ont vécu une thèse heureuse. Il ne faut pas l’oublier. Finalement, c’est eux qu’il faudrait réussir à interroger. Ce serait intéressant de se rendre compte que dans les mêmes conditions, un problème pour quelqu’un n’est pas du tout un problème pour quelqu’un d’autre. Par exemple, j’ai déjà parlé avec un docteur qui n’a pas été financé pendant sa thèse. Il a trouvé ça génial et si c’était à refaire, il le referait sans financement. ». Tout comme son collègue, Erika n’hésiterait pas à renouveler l’expérience. Si elle conçoit que des changements doivent s’opérer au sein du milieu universitaire, elle encourage les aspirants au doctorat à se lancer. Malgré des épisodes compliqués sur le plan physique et psychique durant sa thèse, Erika en a tiré des enseignements qu’elle souhaite transmettre aujourd’hui par le biais de son agence. « Cet univers requiert simplement qu’on s’y lance avec les bonnes clés et les bonnes informations. Sinon, ce pourrait être très difficile si on a déjà des fragilités.»
À sa manière, Erika participe à déconstruire les représentations sur le statut de doctorant. Il n’est pas le jeune pantouflard enfermé dans sa tour d’ivoire. Elle interroge la reproduction de schémas profondément ancrés. Elle ne travaille pas pour l’université mais en faveur de celle-ci en donnant des outils et des clés de compréhension aux jeunes chercheurs afin qu’ils incarnent leur statut et leur projet. Enfin, le récit qu’elle livre de son expérience doctorale permet de lutter contre une forme de déterminisme : un doctorant n’est ni condamné à souffrir ni prédestiné à galérer.
La recherche est une expérience complexe aux enjeux multiples, elle teste son chercheur. Pour sortir du mythe faustien, le sacrifice pour la connaissance, ce sont tous les acteurs de cette sphère si particulière qui devront prendre conscience du système, déconstruire les habitus universitaires et questionner cet ensemble.
Ressources :
– Dans un article paru en 2017 dans le journal Le Monde, Camille Stroboni décrit une insertion professionnelle difficile lors des premières années après l’obtention d’un doctorat. Cependant, elle souligne sur le long terme, une insertion durable avec un taux d’emploi et des salaires élevés : Après un doctorat, une insertion professionnelle difficile mais finalement « très bonne » (lemonde.fr)
– Erika a crée sa chaîne youtube permettant d’aborder les différents aspects du doctorat. Elle est également présente sur instagram. En fondant son agence d’accompagnement à destination des jeunes chercheurs, Erika a pour objectif d’encourager le doctorat tout en donnant des clés de compréhension et des outils concrets.
– Sur linkedin, Marion Coumel a proposé un listing des métiers accessibles pour les diplômé.e.s.
– Antoine Destemberg a réalisé une thèse sur L’honneur des universitaires au Moyen Âge. Étude d’imaginaire social dont certains aspects et traditions continuent d’être appliqués aujourd’hui. Résumé : DESTEMBERG (Antoine), L’honneur des universitaires au Moyen Âge. Étude d’imaginaire social (openedition.org)
– Dans Le processus doctorale : entre souffrances et vulnérabilités, Tout en proposant une analyse de la réalité doctorale, Célia Cristia partage son vécu pour illustrer ses propos.
– Les écrits de Pierre Bourdieu permettent de saisir la notion de capital social, économique et culturel dans l’accès à l’université et au savoir. Ces capitaux font également partie du parcours personnel du jeune chercheur et se confrontent aux valeurs universitaires : le capital social & Les composantes de l’hérédité sociale : un capital économique et culturel à transmettre – Persée (persee.fr)