LE CLIMAT INCESTUEL : UN INCESTE MORAL

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© Elina Araja
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Robert Courtois, médecin psychiatre, distingue trois formes de relations incestuelles : – La première se manifeste lorsque l’enfant est empêché de se différencier. La deuxième survient lorsque l’enfant, bien qu’ayant pu se développer, n’est pas à sa place.  Et la troisième apparaît lorsque l’enfant est impliqué dans des dynamiques familiales comprenant une érotisation de la relation. Pour chacune de ses formes, Quoique propose trois exemples d’impact de ce climat à l’âge adulte.

Le 16 juin 2024, par Esther Benezech

C’est au psychanalyste Paul-Claude Racamier que nous devons le concept de « climat incestuel » défini comme « un climat où souffle le vent de l’inceste, sans qu’il y ait inceste. » Bien que celui-ci ne soit pas reconnu par la loi, il est crucial de le repérer, comme le souligne Robert Courtois, en raison de ses effets potentiellement dévastateurs. L’impact psychoaffectif est immense, car une emprise psychique s’exerce souvent, entravant l’enfant dans son processus d’autonomisation.

Rémi a grandi dans une famille où la notion de clan familial prédominait, avec le grand-père comme pilier central. Dans cet environnement, la différenciation individuelle semblait presque impossible. Célia a vécu en garde alternée, partageant son temps entre un père marqué par une séparation douloureuse et une mère multipliant les relations amoureuses. Elle devient au fil du temps la confidente tant du côté de son père que de sa mère, avec des limites difficiles à définir. Ingrid, quant à elle, a vécu une relation érotisée avec son père, ce qui a profondément entravé sa vie affective adulte. Ces trois exemples mettent en exergue les effets et l’ambiguïté du climat incestuel, ainsi que le manque de respect du parent envers son enfant. Pourtant, il n’est pas toujours évident que les adultes aient conscience de leur comportement. Souvent, agissant de manière « automatique », ils ne réalisent pas l’ampleur des dommages qu’ils infligent à leur progéniture.

Une différenciation empêchée

La psychanalyste Dominique Klopfert, explique, dans son livre Penser l’incestuel la confusion des places, que « la différenciation correspond à la nécessité fondamentale pour chacun de s’individuer, de devenir un sujet à part entière, lui-même différent de l’autre.  Il s’agit de s’approprier un espace physique et psychique bien à soi pour se réaliser selon sa nature singulière, son identité personnelle. »

Rémi a grandi dans le désir de sa famille. Il décrit son grand-père comme un homme charismatique, capable d’exercer une forte influence sur tous les membres. Bien qu’ils trouvaient parfois son autorité excessive, voire radicale, ils lui reconnaissaient une capacité à créer une ambiance familiale. « C’est lui qui dynamisait la famille. On était relativement peu ouvert sur l’extérieur. On formait un clan, qui se soutient, pense de la même façon, et voit le monde un peu comme une menace. Nous dormions régulièrement tous dans la même maison et partagions le lit entre parent et enfant ou grand-parent et petit enfant. C’était normal. Les excès de mon grand-père, nous les acceptions. Il n’hésitait pas à faire des remarques déplacées. Par exemple, il faisait remarquer à ma sœur en plein repas que ses seins avaient poussé ou à ma mère il disait que sa robe l’excitait. Il ne voyait pas en quoi cela était dérangeant. » À l’âge de 35 ans, la mère de Rémi explose les chaines et « fait une crise d’adolescence à retardement ». Elle quitte alors son mari. Quelques temps plus tard, son père se remet en couple avec une femme qui, sans le vouloir, déstabilise le système. Hormis son épouse, le grand-père ne légitime aucune autre femme et la belle-mère de Rémi en a fait les frais. Il la malmène car elle est extérieure au clan et porte un regard assez clairvoyant sur la situation. Elle ose mettre un terme à certains de ses agissements, ce qu’il perçoit comme un danger. Pour préserver le clan, il adopte sa stratégie habituelle : critiquer, rabaisser, humilier, jusqu’à ce qu’elle décide de s’éloigner, la rendant ainsi responsable de la situation. « À l’exception de mon père, de ma sœur et moi, tout le reste du clan l’a également exclue. Elle était devenue la personne à abattre. » Rémi croit que si son père l’a choisie comme compagne, c’est qu’au fond de lui, il était prêt à s’émanciper de l’emprise de son grand-père. Lorsque sa femme l’a quitté, cela a été terriblement violent pour lui. Il a fait l’expérience de la séparation, quelque chose qu’il n’avait pas connu avec ses parents. Derrière ce climat se cache souvent une difficulté pour les parents à se séparer psychiquement de leurs enfants. Cela génère une grande angoisse de perte. « À titre d’exemple, à 40 ans, lorsque mon père partait en week-end avec ma belle-mère, il envoyait un sms à ses parents pour les informer de son arrivée, et pendant le week-end, il échangeait des messages avec eux en leur envoyant des photos de leurs activités. Il partageait l’intimité de son week-end en amoureux avec ses parents. Vive le romantisme !» (Rires)

Dans ce climat incestuel, comme le souligne la docteure en psychologie, Marion Madgela, remettre en question l’existence du clan, c’est être perçu comme venant semer la zizanie et risquer d’être rejeté de la famille, en s’affranchissant du pacte inconscient qui repose sur le secret et la pensée groupale. Le meneur du clan exerce une emprise sur tous les membres. Tout le monde participe. Il y a une forme de complicité générale. Tout se déroule avec naturel et assurance, et personne n’ose intervenir. Convaincue d’être dans son bon droit et de ne pas nuire à ses proches, il détient le contrôle sur la famille. « De mon côté, j’en voulais à ma belle-mère, car elle déstabilisait l’équilibre que nous avions. Mais au fond de moi je reconnaissais son discernement. » Il a fallu des années à Rémi avant d’ouvrir vraiment les yeux, ainsi que de nombreuses séances de thérapie. « Aujourd’hui, je ne m’en sors pas trop mal, mais par contre, je dois toujours être attentif, car j’ai tendance à fusionner avec l’autre, et à adopter son point de vue. Je suis un véritable caméléon. Je dois donc me recentrer très souvent pour me rappeler quel est mon opinion sur tel sujet. » Sa cousine n’a jamais pu s’affranchir de ce climat. Elle est aujourd’hui une adulte éprouvant des difficultés à penser par elle-même. « Sa capacité d’argumentation sur n’importe quel sujet est presque inexistante. Depuis toute petite, sa mère voulait qu’elle fasse comme elle de la danse et elle a fait de la danse. Sa mère voulait qu’elle fasse des études scientifiques, alors qu’elle était nulle en math, elle a fait des études scientifiques. Bref, sa mère prenait toutes les décisions pour elle, dans le prolongement de ce qu’elle avait vécu et de ses propres désirs. Lorsque ma cousine avait 14 ans, sa mère refusait que sa fille s’autonomise en prenant les transports en commun, ou en allant chercher le pain au coin de la rue. Même lorsqu’elle a eu son premier petit ami, à l’âge de 16 ans, sa mère s’invitait à leurs sorties. Si je devais énumérer tous les exemples, on en aurait pour des jours. J’en ai la nausée, alors qu’à l’époque tout paraissait normal. Ma cousine aujourd’hui n’arrive pas à créer de lien solide avec les autres, et est toujours prisonnière du désir familial. C’est une forme d’aliénation. » Selon Dominique Klopfert, « dans l’incestuel, le penser pour l’autre est la règle : on ne sait parfois plus quoi est qui, qui dit, pense, éprouve, fait ou fait taire quoi à qui ».

Confusion des places et comportements intrusifs

La situation de Célia est différente. Bien qu’elle ait pu se réaliser, Célia s’est retrouvée à une place inappropriée. Elle est devenue celle qui soutient ses parents et qui reçoit leurs confidences. La relation à l’intimité devient alors confuse, les frontières entre parent et enfant étant mal définies. « Lorsque mes parents se sont séparés, ma mère s’est mise à sortir et à multiplier les conquêtes. Comme elle n’avait pas beaucoup d’amies, elle se confiait à moi. À 13 ans, je suis devenue la confidente attitrée. Elle me racontait absolument tout de ses conquêtes, sans filtre, sans se rendre compte de mon âge et de notre lien de parenté. Elle attendait d’ailleurs en contrepartie que je lui raconte toutes mes amourettes. Elle pensait qu’il était nécessaire qu’on se dise tout, sans tabou. Selon moi, c’est une mauvaise interprétation du discours actuel sur la libération de la parole. Cela ne signifie pas que nous devons partager tout ce qui nous passe par la tête avec n’importe qui. Je crois qu’il est important de garder un jardin secret et de choisir avec soin à qui nous les confions. Quant à mon père, il se confiait également, mais d’une manière différente. J’entendais plutôt des critiques sur ma mère et des expressions de son mal-être, car il se sentait seul et incompris. » Célia est allée dans le désir de ses parents et est devenue ce qu’ils attendaient d’elle : une confidente. Elle estime qu’elle s’en sort plutôt bien, car cette situation a débuté vers l’âge de 13 ans, et elle pense avoir acquis plus jeune des bases solides qui lui ont permis de relativiser les choses. Son cercle d’amis lui a offert un équilibre pour ne pas se laisser happer par un environnement où elle était inconsciemment considérée comme l’objet de ses parents. « J’arrive à exister professionnellement, socialement, amicalement. Je suis une confidente pour mes amies, mais je choisis avec qui. » Sur le plan sentimental, elle peine à accorder sa confiance, soulignant avoir été confrontée à tant de récits étranges sur les hommes à un âge où elle n’était pas encore suffisamment mature pour élaborer. Son intimité en a été affecté. Les limites n’étaient pas claires. Sa mère lisait son journal intime ou entrait dans la salle de bain sans frapper lorsqu’elle s’y trouvait. Par conséquent, elle est maintenant méfiante lorsque quelqu’un cherche trop rapidement à entrer dans sa bulle. Beaucoup de comportements peuvent lui sembler intrusifs. Pour se ressourcer, elle apprécie particulièrement de se retrouver seule chez elle, ce qu’elle considère comme son refuge.

Une relation érotisée : un climat qui sert l’inceste

Le troisième exemple est celui d’Ingrid. Ses parents se séparent lorsqu’elle a 6 ans. À la demande de sa mère, qui qualifie son ex-mari de « pervers narcissique », et suite à une décision judiciaire, elle vit chez sa mère en semaine et passe un week-end sur deux chez son père. Jusqu’à sa majorité, son père ne lui a présenté qu’une seule femme, avec qui il est resté en couple pendant deux ans. La relation d’Ingrid avec lui est faite d’érotisation, de confusion dans l’intimité ainsi que dans la place qu’elle occupe dans sa vie. « À mes 17 ans encore, lorsque j ‘avais peur, je dormais avec mon père. C’était normal, pour lui, comme pour moi. Le reste du temps, je passais beaucoup de temps sur ses genoux ou dans ses bras. Sur les photos, on voit qu’il me tient souvent par la taille, comme l’on tiendrait sa petite amie. Il me faisait souvent des caresses sensuelles dans le dos. Moi, j’oscillais entre des phases d’ adoration pour ces moments et cette relation, mais aussi, par des périodes de rejet et de colères intenses à son égard, sans vraiment comprendre pourquoi. Aujourd’hui, j’ai compris que mon père ne posait pas l’interdit. C’est un homme de loi au sens juridique du terme, qui inspire confiance. Personne ne se doute de ses comportements, pas même lui ! Il n’a pas accès à la loi symbolique ; il n’a pas suffisamment intégré les interdits fondamentaux. Pour lui, comme l’incestuel n’est pas condamné par la loi, il ne perçoit pas le problème. Il n’a aucune conscience des dégâts psychiques que cela peut causer. Les conséquences de mon côté sont nombreuses. Je fais régulièrement des crises de panique. Mon rapport à la sexualité est aujourd’hui compliqué car je la perçois comme une source de danger. Pour que la relation se déroule harmonieusement avec un homme pour lequel j’éprouve des sentiments, il faudrait que celle-ci demeure platonique. Introduire la dimension sexuelle engendre de l’angoisse et a pour conséquence que la relation amoureuse devienne conflictuelle. »

Ingrid se demande si la situation aurait pu basculer dans l’inceste. Ce qui l’effraie, c’est son incertitude à répondre, étant donné l’ambiguïté de leur relation. À cela s’ajoute des scènes où, par exemple, elle voit son père prendre en photo son petit neveu lorsqu’il se promenait nu, trouvant cela drôle.

Ingrid souligne, qu’au sein d’un climat incestuel, il existe des menaces d’inceste sans passage à l’acte, positionnant l’enfant dans un état d’alerte constant.

Ces trois exemples soulignent les effets destructeurs d’un climat incestuel. Il nous semble important de préciser que le danger réside dans la répétition de ces comportements. Les auteurs de ces agissements ne sont souvent pas conscients de leur impact. Dans ces circonstances, l’aide se trouve à l’extérieur. Faire appel à un tiers est essentiel pour en discuter, pour dénoncer ces situations, et ainsi être accompagné dans la démarche de « résolution »