Nouvelle révélation dans le paysage musical français, l’album Oceano Nox (2023) de Clara Ysé agit tel un pansement sur nos pensées. Minutieusement composés, les titres s’enchaînent et les histoires s’esquissent. Sa voix, sa musique et ses mots sont des instants qui nous invitent dans un périple imaginaire. La poésie puissante qu’elle nous révèle est une passerelle vers des problématiques contemporaines où se rencontrent des joies et des souffrances universelles.
Le 25/05/2024 par Josépha Le Sourd Le Clainche
Peu importe où vous êtes, en voiture, dans une salle d’attente ou allongé sur votre canapé, la voix de Clara Ysé vous embarque. Si le temps manque dans notre quotidien accéléré, l’envie de poursuivre l’écoute de son album domine. Alors, tant pis si pour cela il faut empiéter sur quelques minutes de sommeil, prendre des routes plus longues ou reporter au lendemain. Oceano Nox est une quête, une recherche de lumière dans les profondeurs. À l’image du Kintsugi, cet art japonais qui répare les objets en sublimant les cassures, les mots de Clara Ysé viennent se poser comme des jointures dorées sur ces sujets qui nous font cogiter.
Le deuil, ce qui reste après eux
Fruit de nombreuses études en sciences humaines, le deuil semble insaisissable dans son entièreté. Parfois réduit à une épreuve ou une série d’étapes avec pour but ultime de s’en défaire, dans les faits, il existe différentes façons de le vivre. Selon Yves Philippin, « Bien qu’il sous-entende de nombreux sens, on peut le définir comme l’ensemble des réactions physiques, psychologiques, affectives et comportementales consécutives à toute perte significative, qu’il s’agisse notamment d’une personne aimée, mais aussi d’un idéal, d’un animal, d’un objet ou autre. »
Dans Lettre à M, un titre bouleversant, Clara Ysé s’adresse à sa mère décédée en 2017. « Aujourd’hui j’ai pensé : Mais va-t-il arriver / Ce temps espéré où tu cesseras de me manquer /Où je ne voudrais plus t’enlacer ? » écrit-elle sur une musique où la tristesse de la perte rejoint le soulagement de la verbaliser. La musique, puissant vecteur d’histoires et de projections, permet de construire un avenir commun dont les personnes endeuillées peuvent être privées. Les paroles de cette chanson, composées avec une simplicité et une douceur bienvenues, favorisent l’identification et nous laissent imaginer librement des personnes, que nous avons perdues, avec quelques cheveux blancs en plus.
Les expressions « faire son deuil » ou « le travail de deuil » sont usitées de manière systématique. Des stades, des émotions et une temporalité limitée y sont affiliés. Le deuil n’échappe pas à la norme. Tel un parcours balisé, l’endeuillé qui s’en écarte risque de sortir de ce cadre rassurant car il sous-entend que la souffrance peut prendre fin si on coche les bonnes cases. Cette lettre chantée nous déculpabilise de notre tristesse douce et amère dont les échos parfois brutaux nous accompagnent plusieurs années.
Son titre La maison nous donne à entendre un autre aspect du deuil, celui des souvenirs rattachés à un lieu et pas n’importe lequel. Petite ou grande, en ville ou en campagne, celle où nous grandissons ou celle où nous passons de nombreux moments, la maison est un lieu clos délimité dans lequel les émotions peuvent être vives lorsqu’elles se rappellent à notre mémoire. De la nostalgie jusqu’au dégoût, le panel est large entre ses murs. Son souvenir convoque tous nos sens et parfois la douleur d’avoir quitté l’endroit et ce qu’il représente : « Voilà que je vais quitter / L’endroit que j’ai aimé ». Dans ce titre, les adieux à la maison sont liés à la perte d’une personne aimée qui incarnait les lieux. Des oliviers, des photographies, des draps pour Clara Ysé ou une robe, une cuillère en bois, une valise pour ma grand-mère, bien souvent, nous continuons à vivre en emportant avec nous des images et des objets, pièces détachées et symboliques, de ces maisons. Le cycle arrive à sa fin tout comme l’album avec ce dernier titre. La logique s’inverse : nous investissons la maison, on y vit, puis, on la quitte et c’est elle qui vit en nous. « Je ne quitterai pas l’île / Des souvenirs avec toi. »
L’absence, thématique récurrente de l’album, vient nous percuter de pleins fouets avec son titre L’étoile, un cri pour contrer le sentiment de vide par la vie. Les étoiles ont toujours eu un lien étroit avec l’âme des défunts permettant d’une part, une forme d’immortalité, d’autre part, un hommage éternel. Elles représentent une vie après la mort, symbolisée par leur brillance dans la nuit. Elles sont rassurantes face à notre petitesse et investies de poésie par les contes, les légendes et les croyances depuis des siècles. Les étoiles viennent illuminer la noirceur de la mort et des ténèbres. Ainsi, notre proche reste dans la lumière.
Les femmes comme héroïnes
Avec Clara Ysé, aucun complexe ne semble ridicule ou illégitime. La parole des femmes est encouragée à s’exprimer au-delà des limites imposées. La nuit est propice à l’expression, comme si dans l’ombre, nos maux sont plus avouables. Avec Souveraines, les violences envers les femmes sont chantées au grand jour. L’autrice met en lumière des situations de violences physiques et psychologiques. Elle évoque le quotidien d’une petite fille maltraitée par son père, une jeune femme à qui il lui est sans cesse rappelée qu’elle n’est pas normale, celle qui aide et porte sa famille à bout de bras, celle dont les rêves sont tus et sacrifiés pour quelqu’un d’autre ou encore celle qui s’affranchit de l’idée essentialiste de la maternité. « Toi, tu es née dans le corps d’un homme / Mais depuis toujours, tu sens que c’est un décorum », la transidentité est incluse, et par ces quelques mots, Clara Ysé balaye les assignations de genre.
Pendant ces trois minutes et une seconde de sororité, les femmes sont unies derrière la même vague. À plusieurs reprises, Clara Ysé fait référence aux sirènes, ces créatures mythologiques, tantôt craintes et monstrueuses, tantôt séductrices, dotées d’intelligence et parfois, de compassion. Dans son écrit, Du démon ambivalent à l’héroïne compatissante : la sirène entre monde antique et médiéval, Jacqueline Leclercq-Marx écrit « l’angoisse de la mort qu’elles suscitaient à l’origine en vint à exprimer, par euphémisation, la peur de la femme ». Dans cet appel à l’unisson, Clara Ysé donne à voir une armée de sirènes qui ne sèment ni la mort dans l’océan ni sur le rivage. Les femmes, victimes de haine, sont au cœur du récit. Depuis plusieurs années, tout comme la chanteuse, des journalistes, des auteurs et des autrices mais aussi des anonymes proposent un regard critique sur l’histoire et la place des femmes dans celle-ci. En effet, les figures féminines qui ont marqué le passé sont peu visibles et souvent dépendantes d’un homme, sans lequel, elles n’auraient pas pu réussir. Tout comme les sirènes, les femmes ont longtemps été enjointes de rester dans le silence ou à s’exprimer avec parcimonie. Avec ce titre, les femmes ne sont plus uniquement des muses, des corps ou des objets mais des artistes de nos vies à part entière.
Si la mélodie de Douce semble paisible, ses paroles viennent nous rappeler que les émotions bouillonnent. « Si tu savais la haine qui coule dans mes veines / Tu aurais peur, tu aurais peur / Si tu savais la chienne que je cache à l’intérieur /Tu aurais peur, tu aurais peur.» Derrière cette apparence d’une femme douce et sereine, rappelant les qualités innées attribuées à la gente féminine, se cache un sentiment de fureur contenu et maîtrisé. La lutte contre les stéréotypes est encore longue, Clara Ysé le sait et le chante. La mise en scène nous plonge au côté de la chanteuse, sorcière moderne, qui profère son incantation dont les mots résonnent. À nouveau, elle fait appel à l’histoire et à des figures représentatives, ici les sorcières, pour composer cet hymne féministe. Le cheval, symbole de liberté et de puissance, galope pour briser les silences.
Révolte collective et rébellion individuelle
« Laissez-la nous gagner / Laissez-la nous marquer / Laissez-la l’emporter / Les cendres, dispersez », Pyromane est le premier titre de l’album. Le message est clair : laissons la nouvelle génération s’exprimer.
À chaque nouvelle génération, le schéma se répète. Elle est moins intelligente et éduquée que ses aînés, elle s’offusque alors qu’elle est mieux dotée que la précédente. L’expression de ses préoccupations devient alors moins crédible, ses revendications sont relayées au second plan. Clara Ysé appelle à la convergence pour nourrir l’incendie qui se prépare. Sans ajouter de l’huile sur le feu, il s’agit de le laisser déborder et s’étendre pour réveiller les consciences. La sagesse et le silence ne vont pas de pair. Cette association est un piège, bien que confortable pour des nuits remplies, qu’il semble nécessaire de déconstruire.
L’incendie musical se propage tout au long de l’album dans nos oreilles. Celui-ci s’adresse à tout le monde mais aussi à chacun d’entre nous. L’identification est possible par les différentes thématiques abordées où chaque émotion peut jaillir, où chaque questionnement n’est pas risible. L’originalité n’est pas un défaut et la ressemblance n’est pas une tare. En ce sens, nous sommes tous des coeurs indomptés, pétris de notre relation aux autres, des émotions complexes et parfois paradoxales qui nous tourmentent, pour assumer notre individualité. « Il est prohibé, cœur indompté / De t’apprivoiser mais je suis obstinée / Et pour t’affoler, cœur ombragé / Dans la nuit d’été, je te fais tournoyer.»
Ressources :
– L’intégralité de l’album : Oceano Nox de Clara Ysé
– à travers cette interview, Vinciane Despret nous invite à déconstruire le deuil et ce qu’il implique en termes de norme : Vinciane Despret : “L’expression ‘faire son deuil’ impose une norme qui contrôle la psyché” | Philosophie magazine (philomag.com) . Pour aller plus loin, elle répond aux questions du Monde sur les rôles donnés aux disparus : Vinciane Despret, philosophe : « Nous gardons les morts à nos côtés afin qu’ils puissent continuer à veiller sur nous » (lemonde.fr)
– Quelques définitions sur le deuil en sciences humaines : Penser le deuil, parler de la mort | Cairn.info
– Un regard scientifique sur le mythe des sirènes au fil des siècles : Sirènes : mythe ou réalité scientifique ? – Sciences et Avenir
– Une initiative féministe pour redonner de la visibilité aux femmes qui jouent un rôle dans l’histoire. Ainsi sur Wikipédia, le projet a pu mettre en ligne de nombreuses biographies autour des femmes qui marquent et ont marqué l’histoire avec un grand H : Projet:Les sans pagEs — Wikipédia (wikipedia.org)
– Causette, média féministe et engagé a proposé un Hors-série sur des femmes invisibilisées et qui pourtant, ont marqué l’histoire : Hors-Série n°22 l 20 Histoires de Femmes de l’ombre (causette.fr)
– Refuges, ces abris dont on rêve de Nathalie Moine nous propose une cartographie de ces refuges (maison, jardin, grotte…etc) qui nous sont si familiers et dans lesquels nous créons un univers pour se sentir à l’abri. L’autrice a répondu aux questions du journal Sud Ouest à l’occasion de la sortie de son premier livre : Nathalie Moine et ses « Refuges » : « Cette actualité qui fait froid dans le dos renforce sûrement notre aspiration » à un abri (sudouest.fr)
– France Culture propose une série de podcast sur les sorcières, des propos qui font échos à la manière dont se sont construits les sociétés et leurs rapports aux femmes : Sorcières : mythe et persécution : une sélection des meilleurs podcasts à écouter | Radio France